« C’est parfait. Regarde l’objectif. Voilà comme ça. » Les flashs crépitent. Debout devant un écran blanc, les mains dans les poches de mon jean noir, la tête légèrement relevée, je fais ce que l’on me dit de faire. Je sens le regard de ma mère qui est placée derrière le photographe. Elle observe mes faits et gestes scrupuleusement, je sais qu’elle n’hésitera pas à élever sa voix si ce que je fais lui déplaît. « Okay, maintenant tu retires ton haut. » Je m’exécute, enlevant la veste en jean que je porte depuis le début du shooting, posant un bras sur ma poitrine afin de la cacher. La coiffeuse accoure pour passer une main dans mes cheveux, y rajouter un peu de laque et la maquilleuse me repoudre le nez, rajoute un peu de gloss sur mes lèvres. C’est reparti. Docile, je fais tout ce que le photographe m’ordonne de faire, qui suis-je de toute façon pour donner mon avis ? Alors que les photos s’enchaînent, je repense au tout début…

« Wendy, dépêche-toi de venir ! » Debout dans le couloir de la maison, je tourne la tête pour regarder ma mère qui m’attend dans le salon, assise sur le canapé en cuir beige. Je cours vers elle en souriant, les bras tendus en avant. Maman n’est pas seule, elle est avec des gens qui sont assis en face d’elle, je les regarde, incrédule. « Oh oui, des photos avec la jeune enfant, pour montrer votre côté mère dévouée ! » Je ne comprends pas ce que dit le monsieur à la peau noire et on me soulève pour me poser sur le canapé, à côté de ma mère. « Petite fille ! On sourit ! » Je fronce les sourcils, mais je fais un grand et beau sourire à l’objectif alors que ma mère passe une main dans mes cheveux, c’est étrange de la voir faire ça. « Et si nous allions dans la chambre de la petite ? La mère et la fille jouant et riant aux éclats, ça va plaire ! » On me lève, on me porte dans ma chambre, mais avant de me laisser jouer, on me change. On troque mon short rose et mon t-shirt blanc contre une robe bleu pâle et un serre-tête dans les cheveux. On me met même un peu de gloss pour faire comme les grandes ! « Vas-y,tu peux jouer. Mais il faut sourire d’accord ? On prend des photos alors tu dois être belle. » Je hoche de la tête m’approchant de ma grande maison de poupées, je m’assieds et commence à jouer. Ma mère me rejoint, nous sourions, je ne comprends pas tout mais cela m’amuse.

Quelques jours plus tard, ma première couverture est parue, c’était loin d’être ma première. J’avais trois ans à cette époque, j’étais une enfant innocente, pensant que tout cela n’était qu’un jeu. Ma mère a eu, dès qu’elle a vu les photos, de grandes ambitions pour moi. « Ma chérie, mords-toi la lèvre ! » Je hoche de la tête et mords doucement ma lèvre inférieure posant mes mains sur mes seins, un technicien active un ventilateur. Mes cheveux virevoltent devant mon visage, je continue de fixer l’objectif avec intensité, comme on me l’a appris.

« Maman, puis-je aller à l'anniversaire de Penny mercredi après midi ? Puiis-je ? » Debout derrière l’ilot central de la cuisine, le téléphone vissé à l’oreille, ma mère fronce des sourcils. Je la supplie du regard, joignant même mes mains. Elle raccroche en soupirant. « Wendy, tu sais parfaitement bien que tu as un shooting mercredi. –Mais je peux faire les deux ? Je fais les photos et après je vais chez Penny ! –Wendy c’est non. –Mais ! –Pas de mais. » Ma mère me regarde avec des yeux sévères, je baisse la tête pour regarder mes ballerines hors de prix. Je savais de toute façon qu’elle allait dire non, elle dit tout le temps non maman. Je pousse un soupir, ma mère me prend par les épaules. « Allé, tu as un shooting dans deux heures, il faut y aller ! » Je traîne des pieds jusqu’à la voiture, faisant la gueule et quand j’arrive dans le studio, tout le monde s’étonne de voir ma mine renfrognée. Je rejoins la coiffeuse et la maquilleuse qui se jettent presque sur moi. Fer à lisser, mascara, rouge à lèvres, on ne me lâche pas jusqu’à ce que je sois parfaite. On me passe des vêtements, je traîne des pieds jusqu’au plateau qui ressemble à une salle de classe. D’autres enfants sont présents également. Mon regard croise celui d’une fille de mon âge, à huit ans, nous préférerions jouer avec nos amis plutôt que d’être ici. Je grimpe sur un pupitre, suivant les directives du photographe. Il est temps de sourire.

Le directeur du shooting frappe dans ses mains, c’est terminé. On me met un peignoir sur les épaules, j’enfile mes bras dans les manches avant de nouer le cordon de soie. Ma mère s’approche de moi d’un pas gracieux, lorsque ma mère est quelque part, il est impossible de ne pas la regarder. « Wendy, la prochaine fois je veux que tu caches un peu moins ta poitrine. Il va falloir que nous réfléchissions à te la faire refaire. » Je prends secoue la tête, je refuse obstinément depuis mes seize ans à ce qu’on touche à ma poitrine. Je retourne dans ma loge pour que l’on me démaquille et me remaquille. Il n’y a pas qu’un shooting dans la journée. Je retire le jean, enfile le corset en satin noir que la styliste serre et noue dans mon dos. On boucle mes cheveux, mets du rouge sur mes lèvres et je chausse les escarpins noirs. Je remets le peignoir pour suivre de nouveau ma mère sur un autre plateau. Cette fois, le fond n’est pas blanc. On se croirait dans un bureau aux meubles Louis XV. Je retire le peignoir, m’allonge dans une pose lascive, une main posée sur ma nuque, l’autre sur ma cuisse. La coiffeuse replace des mèches, je pose mon regard sur l’objectif. Round deux.

Debout sur la balance de la salle de bain, ma mère peste contre moi. « Tu as pris un kilo, Wendy, tu entends ? UN KILO ! Je t’avais dit de faire attention ! » Je croise mes bras contre mon ventre nu, les yeux rivés sur le nombre qu’affiche la balance quarante-deux kilos. Je déglutis, je savais qu’elle allait me faire une scène, je n’aurais jamais dû grignoter en cachette, elle le remarque à chaque fois. « Veux-tu gâcher ta carrière à tout juste quatorze ans ?! Alors que tu as un brillant avenir devant toi ?! Tu me déçois Wendy. » Je garde la tête basse jusqu’à ce qu’elle me tende mon peignoir que j’enfile rapidement. Je dois me préparer pour le soir, nous recevons comme bien souvent. Pour la peine, je verrai mon père. Papa n’est jamais à la maison, il est tout le temps à son bureau. Je ne vois que ma mère à longueur de journée. Je passe la robe de soirée que maman a sorti, elle me met un de ses colliers en diamant. « N’oublie pas.. –Je dois sourire. » Ma mère hoche de la tête avant de sortir de la salle de bain, mais laissant seule. J’observe mon reflet dans le miroir, avec la longue robe noire bustier, je ne ressemble en rien à une enfant de quatorze ans, je fais déjà adulte. Je touche mon reflet, ce n’est pas du tout ce que je veux être, cette fille que je vois dans le miroir. Moi j’aimerais pouvoir être simplement moi, pas celle que désire ma mère... La sonnette retentit, je soupire, encore une soirée mortelle…

Je me redresse, une jambe sur le divan, l’autre pendante. Je ne suis plus seule, un de mannequins masculins m’a rejointe. Il a un genou sur le velours rouge du meuble, une main dans ma nuque. Je balance la tête en arrière, il se penche, ses lèvres effleurant ma gorge. « Parfait, c’est parfait ! Wendy mon chou, regarde ici ! » Je tourne légèrement la tête, les lèvres légèrement entrouvertes. « Parker, pose ta main sur le sein droit de Wendy. » Parker me jette un rapide coup d’œil avant de faire ce qu’on lui demande. Quand bien même au début cela me gênait atrocement, aujourd’hui cela me fait ni chaud ni froid. En plus, plus Parker est plus gay qu’un phoque alors je ne risque pas de me faire tripoter.

Seule dans ma chambre, allongée sur mon lit, je regarde la pluie tomber à travers l’immense fenêtre. Pour la première fois depuis un mois j’ai le droit à un peu de répit. Je ferme mes paupières en serrant mon oreiller contre ma poitrine juste au moment où ma mère entre. « Wendy, debout ! » Je pousse un long, très long soupir. Je m’assieds sur le lit, la regardant, désespérée. « Maman, je suis fatiguée, je voudrais dormir ! » D’un geste de la main, elle me fait comprendre que cela lui est égal. La nuit a été courte et la journée n’en sera que plus longue. Mam ère s’engouffre dans mon immense dressing pour trouver de quoi m’habiller. Je la laisse faire et quand elle ressort je me lève rapidement pour prendre les vêtements. « C’est désespérant qu’à seize ans ta poitrine soit aussi plate Wendy ! Je vais prendre un rendez-vous chez un chirurgien, il pourra arranger ça. –Non ! Maman pas ça je vous en prie ! Attendons encore un peu, on ne sait jamais ! S’il vous plaît ! » Ma mère me regarde puis soupire en lâchant un « d’accord ». J’enfile le pantalon de tailleur bleu marine ainsi que la chemise blanche que me tend ma mère. « Maman… Pensez-vous qu’à la rentrée je pourrais aller au lycée ? » Les yeux de ma mère s’ouvre en grand et elle prend une mine de dégoût. « Au lycée ? Pour te mêler à ces vers de terre ? N’es-tu pas folle Wendy ?! Tu es très bien à la maison. » Je baisse la tête en boutonnant ma chemise, ça aussi je le savais… En seize ans, je n’ai jamais mis un pied dans un établissement scolaire, ayant des professeurs particuliers. Les quelques amis que j’ai pu avoir, je les ai rencontrés lors de shooting. Mais ça c’était lorsque j’étais une enfant. Aujourd’hui, à seize ans, je n’ai pas d’amis à part ceux que ma mère souhaite que j’ai…

« C’est bon on a tout. Merci à vous deux. » Parker se redresse, je fais de même en attrapant le peignoir que l’on me tend. Je retire ces escarpins qui me font un mal de chien, ma mère saute sur moi, me pousse vers ma loge. « Allé dépêchez-vous de la démaquiller ! » La maquilleuse fait au plus vite, personne n’aime froisser ma mère, son regard noir fait peur à la plupart des gens. Elle me tend mes vêtements que je dois me hâter de mettre. Elle tape du pied, consulte sa montre, mon emploi du temps est précis à la minute près. « Wendy, dépêche-toi. Nous devons être chez les Spencer à dix-neuf heures trente. Tu dois encore aller te préparer pour la soirée. » Je hoche de la tête, j’ai tout sauf envie d’aller là-bas. « Nous allons régler avec Elizabeth les détails de ton mariage avec John, il faut que tout soit parfait. Surtout toi. » Je ne réponds pas, je me contente d’enfiler ma veste, le visage fermé. D’aussi loin que remonte mes souvenirs, j’ai toujours été fiancée à John Spencer, son père étant l’associé du mien. Si mon emploi du temps est planifié par ma mère, il en est de même de mon avenir. Toute ma vie sera dictée selon ses décisions. Je ne suis qu’une marionnette.