« Tu sais pourquoi tu es ici Noah ? »
« Parce que mon père est un con qui écoute sa conne de nouvelle femme. »

Mlle Griffin se racla la gorge, s'installa plus confortablement dans son fauteuil avant de poursuivre avec la voix aussi douce que du miel.

« Non en vérité, tu es là parce que tes parents... »
« Mon père donc, qui est un con. »
« ...s'inquiète pour toi. Apparemment, tu ne leur parles presque plus, tu passes ton temps hors de la maison et tu désobéis tout le temps aux règles. »
« Fantastique. Si c'est ce qu'ils disent, contentez vous en, je vais pas vous parler plus à vous qu'à eux. Si vous croyez ça, vous rêvez. »

Mlle Griffin sourit, comme si elle avait accepté le défi en silence.

« Quel âge as tu Noah ? Tu n'es pas obligé de me répondre, je connais déjà la réponse de toute façon. 16 ans n'est ce pas ? »

Noah la regarda, se demandant si elle était stupide ou si elle était en train de se foutre de lui. Il la fixa d'un air soupçonneux. Peut-être était-ce une méthode particulière de psychologue pour lui tirer les vers du nez ? En tout les cas, il se contentait de garder le silence, évitant le regard de la psychologue pour se concentrer sur le paysage qu'il voyait de sa fenêtre. Des ruines, un ciel gris.

« Vous ne vous réveillez jamais en vous disant que ce que vous faîtes est inutile ? Que en ce moment, Detroit à plus besoin de chirurgiens que de psychologues ? Comment vous le vivez ça ? »

Mlle Griffin ne répondit pas, notant juste quelques mots sur son carnet. Elle resta silencieuse à son tour, fixant Noah avec intensité. Finalement, après dix minutes de ce petit manège, elle se leva et sortit de la salle. Noah la regarda sans sourciller, se souciant peu de quelle nouvelle lubie venait de la prendre. Quand elle revint, elle posa devant le jeune homme une petit caméra.

« Écoutes, je sais que tu ne vas pas me parler. Alors il est inutile que tu viennes me voir. Ce que je sais aussi, c'est que même si tu joues au dur à cuire qui n'en a rien à faire, tu as quand même besoin de parler de tout ce que tu ressens. Alors voilà. Tu n'as qu'à te filmer et parler, parler de ce qui ne va pas. Et un jour, si tu en as le courage, tu me l'amèneras et je la regarderais et nous en parlerons. Mais c'est seulement si tu en as envie. Tu peux partir maintenant. »

Dès qu'elle eut fini de parler, elle se replongea dans des papiers, comme si le jeune homme en face d'elle avait disparu. Il l'a regarda, étonné par cette méthode peu orthodoxe. Puis timidement, il récupéra l'engin et sortit en fermant doucement la porte.

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La caméra allumée trônait sur le bureau, réglée pour filmer son visage dès qu'il s'y asseyait. Pendant quelques semaines, il la laissa filmer du vide, ou simplement son visage penché sur son travail. Il ne la regardait jamais bien en face. C'était comme une caméra de surveillance, œil noir muet, qui faisait maintenant partie intégrante de sa vie. Il eu presque besoin d'un moi entier pour oser la regarder. Les deux semaines qui suivirent, tout les jours, il s'asseyait sur sa chaise de bureau et regardait l’œil de la caméra pendant une heure. Une heure où, parfaitement immobile, il écoutait le silence. Et puis finalement, un jour où il rentré du lycée, il s'installa devant la caméra et commença à raconter sa journée. Il parlait de ses amis, des filles, des profs, des cours, des quartiers neufs et des champs de ruines, de la télé qui ne marchait pas toujours et des règlements de comptes entre les gangs. Il parlait de la peur, de la sienne, de celle des autres. Il parlait de son envie de voir le monde. Et puis un jour, quand il n'eut plus rien à dire, il finit par se lancer.


« J'imagine que c'est ce que vous vouliez, n'est ce pas ? En fait, j'ai fais votre boulot à votre place pas vrai ? Vous savez quoi, je vais vous faire une confidence, je suis un peu nerveux... Vous êtes sans doute la première personne à tant en savoir sur moi... »

Noah fit une pause, fronçant les sourcils. Il fallait enchaîner, mais enchaîner sur quoi ?

« Je m'appelle Noah Adam Campbell. J'ai 16 ans. Je vais encore au lycée. Je suis né en février, le 10 à 5h00 du matin. Si je ne parle ni à mon père, ni à sa connasse de femme, c'est parce qu'au fond, je lui en veux. A lui, à elle. Il n'avait pas le droit de remplacer ma mère....»

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«Ma mère s'appelait Loïs. En vérité, je n'ai pas beaucoup de souvenirs d'elle. Elle est morte quand j'avais 18 mois, à cause d'une balle perdue. On a jamais su qui l'avait tué. Vous savez, quand on a jamais connu sa mère, au début, elle ne vous manque même pas. J'ai longtemps ignoré ce vide, tout simplement parce que je ne savais pas qu'il existait. J'ai mis un long moment avant de comprendre que ma situation n'était pas comme celle de tout le monde. Vous savez le pire ? Mon père ne me parle jamais de ma mère, comme si elle n'était aujourd'hui qu'un souvenir honteux. »

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« Je suis fils unique. Du coup, J'ai eu une enfance très solitaire. Mon père est un avocat assez réputé. Réputé dans la défense des pires ordures si vous voulez mon avis mais...J'étais très souvent seul à la maison. J'avais très peu d'amis. Les gens m’insupportent. J'ai toujours aimé le silence, le calme. J'étais un enfant très bizarre. J'imagine que je suis toujours bizarre. Les gens ne me comprennent pas. C'est parce que les gens ont peur d'être seul. Alors que moi, je ne trouve rien de plus jouissif que la solitude. »

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« Finalement, je n'ai pas grand chose à vous dire... J'ai une vie tellement toute tracée d'avance...Je n'ai jamais eu de problème avec l'argent. J'ai eu plusieurs copines,mais jamais rien de sérieux. Mon enfance comme mon adolescence ont été et sont calmes. Je suis un garçon avec une vie très banale. Je vais faire du droit, comme mon père. Je deviendrais comme lui, si ce n'est pire. Vous savez, je me plains beaucoup de mon père, mais je suis un peu trop dur. Certes mon père n'a pas toujours été là pour moi. Mais quel père est toujours là ? Qui peut dire que ses parents ont toujours étaient là ? Mon père est... je pense... un bon père. Quant à sa nouvelle femme. Ce n'est pas franchement une connasse. Elle est plutôt gentille et elle essaye de faire de son mieux. Au fond, je la plains d'avoir un beau-fils comme moi. D'ailleurs, en parlant de beau-fils, j'ai appris que j'avais une demi-soeur. Ma belle-mère a une fille. Elle s'appelle Enora, elle a trois ans de moins que moi. Mon père me l'a dit au diner. Ça me fait tout drôle. Depuis tout à l'heure, je pense à elle et je me sens bizarrement un peu coupable que mon père lui ai pris sa mère et sans doute une partie de son bonheur. »

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Noah posa la caméra sous le nez de Mlle Grffin. Elle la regarda, puis regarda le jeune homme. Elle paraissait étonnée que son idée est fonctionnée.

« Vous pouvez la regarder. Je ne veux pas que vous en parliez à mon père, sauf si vous pensez que c'est vraiment nécessaire. Sachez aussi que je ne veux plus jamais vous revoir. Vous êtes la seule à savoir toute ses choses sur moi. Je ne veux pas que vous me jugiez, ni quoi que ce soit d'autre. »

Sans laisser le temps à sa psychologue, à présent congédié froidement, de lui dire quoi que ce soit, il sortit du bureau, comme libéré d'un immense poids. Mlle Griffin regarda le jeune homme partir avant de détourner son regard vers la petite caméra et deux petites cartes mémoire que le jeune homme lui avait donné. Le visionnage sera long et douloureux pour elle mais elle suivra les demandes du jeune homme et ne le reverra plus jamais.

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Noah était bien plus âgé à présent. Il avait fêté récemment ses 24 ans. Il avait débuté des études pour devenir magistrat, suivant le bon souhait de son père. Il avait aussi appris à mentir, mentir pour qu'on le laisse plus tranquille, mimait la bonne humeur et le comportement amical. Parfois, le jeune homme repensait à cette vidéo, tout ses secrets qu'il avait confiait à une femme seulement un peu plus âgée que lui qu'il ne connaissait que trop peu. Parfois il repensait à tout ce qu'il avait dit et à quel point cela l'avait soulagé. Et puis Noah chassait tout cela de son esprit, trop occupé à jouer la comédie aux yeux du monde. Noah se regarda dans son miroir, mimant un sourire. Aujourd'hui était un jour particulier. Aujourd'hui, il allait rencontrer une personne qu'il aurait préféré ne jamais voir. Il en était sûr, elle allait le haïr. Mais malgré tout il allait la voir, obliger par son petit jeu d'enfant raisonnable à suivre sa belle-mère.

Tout avait commencé la veille, quand au diner, sa belle-mère avait une nouvelle fois parlait de son envie de revoir sa fille, Enora, avec qui elle n'avait plus eu de contact depuis sa séparation avec le père de cette dernière. Cette envie avait été renforcée depuis qu'elle avait appris que sa fille avait déménagée et vivait à présent seule. Et comme à chaque fois, le père de Noah l'encourageait à aller voir sa fille. Noah ne disait rien mais lui se mettait à la place de sa demi-sœur qui ne devait sûrement pas vouloir entendre parler de sa mère. Mais il se taisait, préférant ne pas s’immiscer dans cet éternel débat qui animait son père et sa femme. Il était donc plongé dans ses songes, concentré sur son repas quand son père l'extirpa de ses pensées.

«....J'aurais aimé venir mais c'est impossible. Noah pourra t'accompagner si tu n'as pas le courage d'y aller seule ma chérie. »

« Pardon !? »s'exclama le jeune homme, s'étranglant avec ses petits pois.

« Noah, s'il te plait, c'est important pour elle. »

Il soupira. Son père venait de prononcer les mots magiques: important pour elle . Comment pouvait-il y échapper sans briser du même coup son image de modèle parfait et généreux ? Alors il s'efforça à sourire et accepta en mimant un grand sourire.

Voilà comment il se retrouvait ainsi, juste devant la porte d'Enora Rosebury, sa demi-sœur à qui il n'avait jamais adressé la parole, sa belle-mère toute tremblante à ses côtés. Il la vit taper doucement trois petits coups à la porte. Attendre quelques minutes. Des pas derrière ce panneau de bois. La clef dans la serrure, la porte qui s'ouvre. Une jolie fille, plus jeune que lui de quelques années, rousse, un drôle d'air sur le visage. Enora. Sa belle-mère tenta d'ouvrir la bouche, de dire quelques choses. Mais sa fille, après lui avoir adressé un regard dédaigneux, à elle et à Noah, lui claqua la porte au nez. Alors que sa belle-mère fondait en larmes, Noah ne put s'empêcher de penser à quel point la scène à laquelle il venait d'assister était hilarante. Pendant qu'il prenait Mme Campbell dans ses bras, il réprima un petit rire. Cette Enora et lui avaient beaucoup plus en commun qu'il n'aurait pu le croire.

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« Je m'appelle Noah, j'ai 16 ans. Au fond, j'ai peu de choses à raconter sur ma vie. Ma vie est banale, plate et insipide. Je n'ai vécu aucun drames, aucun traumatisme. Mon père m'a toujours aimé pour ce que j'étais. N'espérez rien de larmoyant ou de misérable. Ici, on fait dans l'histoire stérile et propre d'un mec qui a jamais trop eu de soucis. Il n'y aura aucune mort prématurée, maladie incurable ou misère ostentatoire.Oui, je suis très ennuyeux. Mais vous êtes prévenus non ? »