AVRIL 2065

L’homme était tombé raide dès la seconde gorgée. Je devais ma connaissance des poisons à ma mère, une ex-chimiste reconvertie dans la botanique. Et mon amour des belles choses, je le devais à mon père, restaurateur pour un riche amateur d’art. A notre époque, c’était rare les personnes qui avaient les moyens d’acheter plus que des vêtements et de quoi manger tous les jours. Moi je regardais le corps inerte du play-boy qui m’avait attiré chez lui en pensant avoir tiré le bon numéro. Il représentait tout ce que je pouvais détester. Le fric ostentatoire, le quotidien facile, la paresse et la fainéantise d’une vie de débauché. Sa mère allait le pleurer, son père regretterait de n’avoir personne à qui léguer sa fortune, et les pauvres continueraient de crever de faim en silence.

J’aimais Détroit. J’aimais Détroit plus que tout au monde, comme une propre part de moi-même. Mais parfois, Détroit m’écœurait. Et Détroit se mourrait.

Je fis le tour de l’appartement de l’homme, rapidement. J’avais le temps, mais aucune envie de m’attarder au milieu de toutes ces choses que je ne pourrais pas emporter. Dans mon sac, je réussis à glisser les billets qu’il cachait dans une boîte, sous son canapé. On n’est jamais trop prudent, la planque sous le matelas aujourd’hui c’était démodé. Il y avait quelques objets faciles à refourguer dans la rue, à des petits revendeurs du quartier que mon frère connaissait bien.

Quand je sortis de l’appartement, je fis quelques pâtés de maison avant de retirer ma perruque, ma robe de pute et de les jeter dans une poubelle. Ça coutait cher ces machins-là, mais toujours moins cher qu’un emprisonnement pour meurtre si quelqu’un m’avait vu avec. Je fis quelques pas dans la rue. Le cloché d’une église sonna les douze coups de minuit. Voilà, aujourd’hui j’avais seize ans. Une demi-douzaine d’hommes déjà bien éméchés sortirent d’un bar, et s’enfilèrent dans le suivant, en criant « Police, on vous arrête ! », de leurs voix avinées. Des Cops.

Mon père était mort quatre ans plus tôt. Sous leurs balles. Il s’était trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. Les Cops l’avait abattu dans un tir croisé. Maman n’avait plus jamais été la même, après cela. Une épidémie de fièvre l’avait emporté l’hiver dernier. Dans ma poche, il y avait encore la fiole de poison, presque pleine. Quelques gouttes avaient emportées le play-boy, avec ce qui restait…



JUIN 2065

Le verdict était tombé. Le Centre de Redressement m’ouvrait les bras, comme avait plaisanté le juge avec le greffier, croyant que je ne les entendais pas. Je venais de prendre cinq ans pour vols, recèle de biens volés, trafic de drogue. Le juge ne m’avait pas à la bonne, son fils était le pire dealer que je connaissais. Mais aux yeux du paternel, il n’était qu’une victime. On ne veut jamais voir ses enfants comme ils sont vraiment. Heureusement que maman n’était plus là.

Pour les meurtres, rien. Durant toute la durée du procès, j’avais eu peur que quelqu’un me reconnaisse, ou que des indices apparaissent en court de route. Mais rien. J’avais croisé le seul flic qui avait survécu à cette fameuse nuit où j’avais eu seize ans, dans les couloirs du tribunal. Il m’avait vu lui aussi. Il m’avait forcément reconnue. Vous n’oubliez pas la fille avec qui vos copains ont pris leur dernier verre. Le lendemain, je demandais à mon avocat commis d’office où était passé l’homme qui se tenait à l’entrée de mon box des accusés, la veille. L’avocat s’était renseigné. Le Cops avait été écrasé par une voiture en rentrant chez lui. Là, j’avais pensé que le Destin était sacrément sympa avec moi.

Et puis j’avais commencé à douter. A me dire que, dans un monde rêvé, quelqu’un aurait été prêt à faire disparaître un témoin pour m’éviter de comparaître pour le meurtre de cinq Cops. Quelqu’un prêt à tuer pour que ma peine ne soit pas trop lourde, juste de quoi me mettre un peu de plomb dans la cervelle. Si j’avais rêvé Détroit, je l’aurais rêvé avec ce quelqu’un, comme un ange gardien, qui veillerait sur moi.



NOVEMBRE 2067

Le haut-parleur venait d’annoncer que le médecin m’attendait à l’infirmerie. Je tirais rapidement la chasse d’eau, me rinçais la bouche et sortais des toilettes. J’avais encore un vieux goût de bile âcre au fond de la gorge. Et puis j’avais faim mais je savais que j’avais encore perdu du poids. En attendant dans la petite salle devant le bureau du médecin, je caressais mes cotes saillantes sous ma peau. Je flottais dans mon uniforme du Centre de Redressement, et rien que pour ça, je savais que ça valait le coup.

Le médecin me fit entrer sans un mot. Il me fit signe de m’asseoir sur la chaise devant son bureau. Il avait mon dossier sous les yeux, avec les rapports que les gardiens avaient écrit sur moi. Je pouvais lire à l’envers ce qu’ils disaient : ressent du dégoût pour la nourriture, refuse de s’alimenter, offre son repas à ses camarades contre des clopes. J’avais horreur de ces machins mais ça coupait la faim et ici, c’était la seule monnaie d’échange. Et cela me donnait un ton blafard parfaitement approprié.

Le défilé des questions commença. J’étais prête. Le médecin cherchait à savoir si j’étais véritablement malade ou s’il y avait autre chose. A la fin de l’entretien il dû déduire qu’il n’y avait rien d’autre car il appela l’infirmerie pour planifier mon hospitalisation. Je mimais un étourdissement au moment de le quitter, et il demanda à un gardien de m’amener en fauteuil roulant jusqu’à mon lit. Le gardien, je le connaissais bien. C’est lui qui m’avait donné l’idée de tout ça, il y a quelques mois. On discutait tous les deux après qu’il m’ait baisé dans l’arrière-cuisine. Sa sœur venait d’être hospitalisée dans une clinique privée pour traiter son anorexie. Et moi, je savais que j’allais devoir faire les trois dernières années de ma peine dans une prison pour adultes. J’allais avoir dix-huit ans, ça faisait déjà deux ans que j’étais enfermée au Centre. J’y avais mes marques, mes petites habitudes. Les conditions étaient atroces, mais dehors c’était pire. Et chez les adultes, aussi.

Je suis partie pendant ma première nuit à l’infirmerie. La sécurité y était minimale, même si ça n’avait pas été facile. Des amis de mon frère m’attendaient à la sortie. Ils m’ont fait monter dans un convoi de bétail, dans lequel j’ai pris un peu d’un de mes poisons, pour dormir. C’était dangereux, je m’en moquais. Je savais que je ne pouvais pas voir Détroit disparaître à l’horizon. Je savais que je ferais demi-tour avant. Et je ne pouvais pas prendre ce risque-là.



FEVRIER 2070

Après trois ans à vivre dans une ferme, je ressemblais à n’importe quelle petite paysanne du siècle dernier. C’était un rendement d’usine, qu’on demandait aux jeunes qui travaillaient ici, mais ça m’allait. Ça m’occupait l’esprit. A défaut de me donner l’épanouissement intellectuel auquel j’avais été habituée, enfant. Je voulais retrouver les miens, j’y pensais depuis des mois. A chaque fois, les risques me revenaient en tête et je renonçais avant de terminer l’élaboration d’un plan. Retourner à Détroit ne serait pas difficile. Y rester, libre, c’était ça le réel problème. Un problème auquel je ne trouvais pas de solution réaliste.

Pourtant, un matin, je me réveillais avec la certitude que c’était aujourd’hui. Aujourd’hui ou jamais, le jour où je devais me décider. Rester, ou rentrer. Rentrer, pour retrouver Elliot à sa sortie de prison, et recommencer une vie avec lui. J’étais en fuite mais lui aurait purgé la totalité de sa peine, il serait véritablement libre. Plus libre que je ne le serais jamais. On pourrait s’installer à Détroit, ou je pourrais lui montrer la ferme. On pourrait s’installer, et se laisser vivre le temps que cela durerait. Le temps que le Destin nous retrouve.

Elliot. Je n’avais fait que penser à lui, ces dernières années. En quittant le Centre, je n’avais pas pu lui dire au revoir. Trop dangereux. Il me manquait, autant que Détroit elle-même. Peut-être plus encore. Toutes ces années loin de lui m’avait appris une chose : je ne pouvais pas ne plus le revoir. Je ne pouvais pas accepter que notre histoire commune se soit terminée dans les cages du Centre. Lui avait été transféré dans la prison pour adultes à peine quelques mois après notre arrivée. J’avais pu lui téléphoner, une fois. Une seule fois en deux ans. Il n’avait pas voulu m’inquiéter mais dans sa voix j’avais deviné tout ce qu’il voulait me cacher. Au moment de raccrocher le combiné du téléphone, il avait craqué, et il avait avoué : cet endroit est pire que la mort.

Je l’attendais devant la prison, le jour annoncé de sa sortie. Dix heures. Deux prisonniers étaient sortis. Elliot n’était aucun des deux. J’avais attendu. J’avais attendu, sans mentir, toute la journée. Jusqu’au soir et personne d’autre n’avait été relâché. J’étais revenue le lendemain. Et le soir du troisième jour, j’avais osé m’adresser à l’homme, dans sa guérite à l’entrée.

Elliot Parker n’est pas sorti. Elliot Parker ? Il est là depuis un peu moins de cinq ans. Ah ! Elliot Parker. Oui, Elliot Parker. Il ne sortira pas. Il ne sortira pas ? Non. Pourquoi ? Il est mort.

Les larmes qui me brouillent la vue. Le froid. Détroit sous la pluie. Des pleurs de joie, je suis rentrée, et de douleur, je ne le reverrais jamais. Mes pas qui me guident sur un chemin que je connaissais par cœur, que visiblement, inconsciemment, je connais encore. Une petite maison, où j’ai grandi. Des gens y vivent encore. Je m’approche, je frappe timidement. Le monde tourne autour de moi. Il tourne sans moi. Je frappe une nouvelle fois. Une petite fille vient m’ouvrir. Une petite fille aux grands yeux bleus, comme les miens.

Oui ? Est-ce que… Qui est-ce ma chérie ? Je ne sais pas, quelqu’un qui a l’air perdu. Je t’ai déjà dit de ne pas ouvrir la porte aux inco… A… Asha ? Andy. Rentre chérie, j’ai à parler à…

Andréa me reconnaît à peine. Elle était toute juste enceinte quand je suis partie. J’ai envie de la prendre dans mes bras, de me laisser bercer dans les siens. Je ne sais plus quoi lui dire et en même temps, j’ai mille choses à lui raconter. Elle me fait entrer, elle ne doit pas vouloir qu’on me remarque sur le pas de sa porte. De notre porte. La maison de notre enfance. Andréa, Elliot et moi, Asha.

Elliot est mort. Je sais, je suis désolée. Notre frère est mort et tu… Depuis trois ans, il est mort il y a trois ans, quand il a appris que tu t’étais enfuie, il s’est tué. Suicidé ? Oui. Est-ce que c’est… de ma faute ? Non Asha, ce n’est de la faute de personne.

Mais je ne pouvais pas y croire. Elliot avait été le ciment entre nous deux, depuis que nous étions tous petits. Sans lui, rien ne me raccrochait plus à Andréa. Ma propre sœur, qui avait une nouvelle famille, qui avait une nouvelle vie. Qui n’avait pas, contrairement à moi, perdue ces cinq dernières années.

Asha… Je vais m’en aller. Je pense que ça vaut mieux… Tu n’essayes même pas de me retenir ? Tu mets ma famille en danger en restant ici. C’est moi ta famille. Asha… Arrête !

Je suis partie de chez elle en hurlant. Elle avait raison, je ne pouvais pas mettre en danger la vie de cette petite fille qui me ressemblait tellement. Andréa l’avait forcément remarqué. Elle devait voir sa fille tous les jours, et tous les jours elle devait penser à moi, sa petite sœur. Elle devait croiser son regard, elle devait la voir sourire, et à chaque fois Andréa devait souffrir que le Destin nous ait séparées.

Je quittais le quartier de mon enfance, le cœur lourd, me promettant que je n’y remettrais jamais les pieds. Dans une flaque d’eau sur le trottoir, mon reflet se moquait. Il se moquait de moi, de ce que j’avais eu le fol espoir de croire pouvoir retrouver en revenant à Détroit : mon frère, une famille, une vie. Et j’ai réalisé à quel point il était sot d’avoir des rêves, quand on n’était pas prêt à se donner les moyens de les réaliser. Andréa avait vu sa famille exploser, alors elle avait construit la sienne. J’avais cru que ma vie s’arrêtait le jour où l’on m’a enfermé, qu’elle ne faisait que stagner ensuite, dans la boue d’une écurie de campagne. Aujourd’hui, je devais croire que mon retour à Détroit était une renaissance.

En marchant dans les rues de ma ville, de mon premier amour, j’en étais convaincue. J’allais rester, et j’allais me battre pour cela. Dans ma poche, une petite fiole de poison symbolisait ma détermination.