Enfance. Nom féminin
Sens 3. Commencement.




Petite elle croyait vivre dans une tour. Une tour si grande qu'elle effleurait les nuages, et dominait la ville sombre de Détroit avec grâce. Tout paraissait si immense, et à la fois si petit. Comme si le reste du monde était interdit, et que jamais plus les oiseaux ne pourraient s'enfuir. Il y avait cette beauté qu'on lui apprenait, qu'elle appréciait et à qui elle souriait en oubliant cette insécurité toujours présente autour d'elle. Il était bien trop dangereux de croiser le regard des autres; de devoir se noyer dans cette atmosphère étouffante. On lui avait apprit à aimer la sécurité de quatre murs de bétons, et on lui avait représenté chaque fenêtre ornées d'un rideau clair comme une chance. Il restait malgré tout cette solitude chez l'enfant. L'impression de voir les heures s'écouler longuement pendant qu'elle arpentait la pièce sous les yeux vides de sa nourrice. Elle s'appelait Heavy et malgré des formes que l'on considérerait comme trop généreuses, Enora ne pouvait s'empêcher de trouver une certaine élégance à cette femme. Elle la fascinait. Parce qu'elle était sans cesse ici, à combler l'absence de ses parents avec une mine morose, empreint à la peine. Elle avait longtemps essayée de parler à la petite fille blonde qui jouait silencieusement prêt de la fenêtre, fredonnant parfois pour rompre l'absence de bruits. Mais si Enora venait parfois à elle, elle finissait toujours par corrompre sa douceur, usant de sa position pour répondre avec agressivité et vanité à la jeune femme. Il lui arrivait de s'en vouloir et de s'excuser à voix basse lorsque la compagnie d'Heavy lui manquait. Elle s'asseyait alors prêt d'elle avec un sourire.
« J'appellerais ma fille Heavy. »
La nourrice se sentait flattée. Comme si elle n'avait pas l'habitude de recevoir des compliments. Mais même de la part d'une enfant de 6 ans elle arrivait à les apprécier. Un fin rictus étirait alors ses lèvres sans qu'elle ne le contrôle, toute sa douceur s'exprimant alors. Elle avait toujours été secrète, mais Enora avait comprit qu'elle aimait restée ici avec elle. La jeune enfant avait toujours gardée ses distances, lui en voulant inconsciemment d'être ici et de remplacer la présence de ses parents. Ils semblaient si souvent absents qu'il lui arrivait d'avoir peur qu'ils ne reviennent jamais. Ils finissaient pourtant toujours par franchir cette porte d'un air fatigué, mais avec un sourire qui la rassurait. Son père la prenait dans ses bras, un sourire radieux s'étirant sur ses lèvres. Sa mère elle avait toujours été plus maladroite dans son rôle. Elle semblait toujours ailleurs, souriant pensivement sans jamais écouter ce que pouvait lui dire sa fille. Mais Enora appréciait leur présence à sa juste valeur, espérant secrètement qu'il lui reste encore assez de temps pour pouvoir encrer leurs visages dans sa mémoire.

« L'enfer c'est les autres »
Jean-Paul Sartre

Une pluie battante s'abattait sur la ville cette nuit là. Ce n'était qu'une nuit de septembre. Une nuit aussi insignifiante que toutes celles qui s'écoulaient depuis la création du monde. Mais il y avait ce rire lointain qui rompait un silence obscure, provoquant une douleur dans la poitrine d'Enora. Elle avait peur de se lever et de se glisser jusqu'à la porte. C'était le rire de sa mère qu'elle entendait, mais étrangement elle le craignait en cet instant. Appuyant son coussin contre sa poitrine elle se redressa, s'avançant lentement jusqu'au couloir. Des frissons parcouraient son échine au contact du sol froid. Ses yeux fixaient un brin de lumière s'échappant de la pièce principale. Elle ne parvenait plus à s'arrêter, sa silhouette se glissant contre le mur pour qu'elle découvre enfin sa mère. Elle embrassait un homme qu'Enora n'avait jamais vu. Ses mains parcouraient son dos pendant qu'elle restait adossée au frigo. Elle voulu le haïr, tirer la main qu'il nichait sous la chemise de sa mère. Mais c'était à elle qu'elle en voulait, son coeur battant si fort qu'elle l'entendait résonner dans ses tempes. Elle avait douze ans et savait désormais que tout le bonheur auquel elle avait cru n'avait été qu'illusion.
Sa mère se rendit compte de sa présence, son regard croisant le sien avec une pointe d'effrois. Enora n'entendit pas ses paroles, ni son prénom qui résonna violemment dans la salle. Elle tourna les talons pour retrouver sa chambre, tournant la clef dans la serrure pour que sa mère ne puisse pas l'ouvrir. Elle espérait retrouver l'odeur nauséabonde des cigares de son père, son odeur, sa voix douce et son regard hypnotisant. Seulement il était loin d'ici, loin d'elle, sans doute plongé dans son travail d'avocat. Est ce qu'il pensait parfois à elle ? Elle en était convaincu. Du moins elle l'espérait, comme pourrait l'espérer la solitude en elle.

On ne choisit pas de vivre.
On ne choisit pas non plus ce que nous devenons.
Pourtant nous sommes à chacun le résultat de ce que nous avons étés. ~

Elle voyait la colère sur le visage de son père; la peur et la tristesse sur le visage de sa mère. Celle-ci la regarda une fraction de secondes les larmes aux yeux. Enora ne parvint pas à la regarder dans les yeux, prise de culpabilité face à la scène. Elle aurait du comprendre qu'il vaut mieux parfois mentir face à une vérité trop douloureuse. Mais à 12 ans on ne comprends pas encore. A 12 ans on s'imagine que notre vie est parfaite et l'on comprends que nous sommes entourés d'eaux troubles et sales dans lesquelles nous avons l'impression de nous noyer peu à peu.
La pluie s'était arrêtée ce jour là, le soleil froid de l'extérieur ne parvenant pas à réchauffer cette atmosphère pesante qui entourait la jeune fille. Ses yeux étaient rivés sur la grande valise que traînait sa mère, sa silhouette gracieuse s'éloignant loin d'ici pour franchir à jamais la porte. Son père ne la regarda pas partir, se laissant tomber sur le canapé sans un mot de plus. A pas de loups Enora le rejoignit, prenant place à côté de lui avant de briser le silence d'une voix faible.
« Je suis désolé... »
Il lui sourit, la prenant dans ses bras alors que ses pensées noires le tiraillait de toute part. Personne n'échappe aux sentiments humains. On ne décide pas d'aimer. On ne décide pas de Haïr. On ne décide pas de souffrir. Et quelque part on comprends dans cette idée qu'il n'y a jamais eu de coupables. Juste des hommes et des femmes victimes de leur humanité.

« Le bonheur est toujours ailleurs. »
Robert Hollier

Les années ont finalement passées. Apaisant les craintes et la souffrance de l'enfance. Le monde devenait désormais insignifiant, minuscule. Enora avait dix-sept ans. Elle suivait ce chemin qui semblait être écrit pour elle. Curieuse, elle avait la soif du savoir, se plongeant dans ses études avec un intérêt particulier tout en devenant victime de ce cercle vicieux qui la cloîtrait dans l'ennui. On tentait de la façonner dans une image qui n'était pas la sienne. On cherchait à la protéger de Detroit et de tout ce que cette ville représentait, avec comme seule excuse qu'elle valait mieux que ça. Elle était heureuse oui, mais chaque jour elle songeait à cette obscurité qu'elle ne connaissait pas. Elle voulait toucher du doigt la simple idée de découvrir cet "à part". Elle aurait voulu être libre de vivre sa vie comme elle l'entendait, et de ne plus vivre dans l'ombre de son paternel. Il était toujours aussi absent, mais menait d'une main de fer son avenir. Sa fille représentait la seule chose qui lui restait de celle qu'il avait aimé comme aucune autre. Mais même cet amour ne réussissait pas à faire entendre raison à l'adolescente qui fini par repousser les barrières qui la tenait loin de l'obscurité de Detroit.
Elle avait passée l'âge de voir le monde comme on lui demandait de la voir, et Detroit aussi triste puisse t-elle être, semblait scintiller sous ses yeux par toutes les émotions qui la traversait alors qu'elle contemplait la ville. Elle avait avancée en silence, se plongeant dans les bars et l'animation nocturne avec émerveillement. C'était comme une dépendance, la négligence de son père sur certains points lui permettant de s'évader quelques instants. Si ce n'était qu'une liberté furtive, elle avait l'impression de découvrir le réel sens de la vie comme elle découvrit une nuit le magnétisme de l'attirance.
Il était brun, les yeux d'un marron si pâle que des reflets clairs s'y reflétaient. Il était assez banal parmi les autres, et de quelques années plus âgé qu'elle. Pourtant c'était lui, sa vanité, son air sur de lui et l'hésitation qu'il avait à venir vers elle qui l'attirait. Elle aurait pu définir avec ignorance qu'il était son premier coup de foudre. Mais elle n'avait jamais cru à cette idée, s'imaginant qu'il était impossible de ressentir un sentiment aussi fort qu'on le décrivait pour quelqu'un. Elle était simplement attirée par lui et sa vie qui épousait sa conception de la liberté dans un monde où les restrictions étaient chaque fois plus grandes. Elle se livra entièrement à lui, corps et âme comme s'il représentait la dernière bouée qui lui permettrait d'oublier sa vie quotidienne. Il était différent d'elle sans qu'elle ne comprenne qu'elle possédait tout ce qui lui manquait pour vivre heureux. Elle finit par comprendre la notion de ce monde parallèle que la plupart auraient aimés fuir alors qu'elle y voyait une échappatoire à son quotidien. Leur relation, ce qu'ils pouvaient les attirés l'un à l'autre n'avait jamais été destinée au long terme. Ce n'était qu'un passage. Un chapitre. Il était bien trop indépendant pour s'intéresser réellement à elle. Comme elle était bien trop exigeante et capricieuse pour obtenir quoi que ce soit de personnes qu'elle ne comprenait pas. Étrangement ni l'un ni l'autre ne ressentit de douleur durant leur perte. Ca ressemblait certainement plus à un vide qui se créait sans raison au fond de nous. Il n'avait fallut que quelques mois pour qu'il devienne malgré tout un fantôme du Detroit sombre.

La roue de la vie tournait si vite qu'aucun
homme ne pouvait rester debout bien longtemps.
Et en fin de compte, elle finissait toujours
par revenir à son point de départ.
Stephen King

Enora avait longtemps fixée cette aiguille qui avançait inlassablement. Le temps devenait une éternité et chaque minute qu'elle voyait se terminer semblait lui faire perdre patience. Elle avait les mains serrées contre ses cuisses, ses dents prenant en étaux sa lèvre inférieur. Elle n'entendit pas tout de suite le médecin prononcé son nom. C'est en sentant les visages se tourner vers elle qu'elle se redressa subitement de sa chaise, adressant un sourire hypocrite à l'homme debout devant la porte. Docilement elle le salua et le suivit à l'intérieur de la pièce. Ses yeux étaient fixés sur les cadres et les objets divers qu'arborait le grand bureau en chêne. Le médecin l'invita à s'asseoir d'un geste amical qu'elle sembla ne pas voir, prenant place sur la chaise pour le regarder dans les yeux.
« Excusez moi mais ce serait possible de faire ça vite ?
- Vous savez Mlle Rosebury, ce n'est pas une décision à prendre sur un coup de tête. Je veux juste que vous soyez certaine de vouloir avoir recours à une IVG médicamenteuse. Vous avez bientôt 19 ans et il est important de ne pas prendre de décisions à la légère. »
Elle se demandait s'il comprenait vraiment les raisons qui poussaient une personne à avoir recours à cette forme d'assassinat dans le seul but de ne pas voir sa vie gâcher. Il paraissait avoir apprit un rôle, ses mots donnant écho à ce qu'on s'imaginait attendre de sa part. Enora accordait de l'importance à ce qui n'en avait pas, et pour elle il n'y avait rien à attendre de cette chose qui grandissait en elle et qu'elle haïssait autant qu'elle pouvait aimer sans le vouloir. A se brûler les ailes elle en avait perdu des plumes. Seulement elle décida en même temps d'accepter de perdre ce qui grandissait en elle, de se taire sur cet incident, s'imaginant sans doute qu'elle finirait par l'oublier, comme l'on oublie un visage, une odeur, une sensation.

« Quand est ce que tout ça va commencer ?
- Quand va commencer quoi ?
- Nos vraies vies. Pas tout ce qu'on vit ici. »
La vie devant ses yeux.

Une tristesse corrompue émanait de l'homme qui la tenait dans ses bras. Elle n'aimait pas cette étreinte qui la rendait prisonnière, ce sentiment de faiblesse qu'il lui faisait ressentir. Il avait toujours été fier d'elle, de loin. C'était sans doute la seule chose qui leur restait : Cette fierté qu'il éprouvait pour elle. Il lui souffla que les années étaient passées trop vite dans un sourire chaleureux. A son goût les années n'avaient étés que trop longues. Elles avaient étés douces avec Heavy. Mais une fois celle-ci partie, une fois qu'on exigeait d'Enora qu'elle sache se débrouiller seule, il n'eut plus que le son des horloges s'accordant dans un ballet cérémonieux. Sa mère aurait pu être fier d'elle si la jeune femme n'avait pas décidée de couper tout contact avec elle. Seulement maintenant qu'elle avait 23 ans la simple idée de revoir sa mère devenait absurde à ses yeux. Elle avait réussit sa vie en réussissant ses études pour devenir Secrétaire juridique, profitant de l'argent de papa pour pouvoir partir vivre dans un confort qu'elle jugeait suffisant. Mais au delà de cette réussite exemplaire aux yeux de ceux qui l'entourait, il y avait toutes les choses qu'elle attendait de réussir, ailleurs.

Il est des souvenirs que l'on choisit de se remémorer
et d'autres que l'on ne pourra jamais oublier
et qui prennent peu à peu la place la plus importante de notre passé.