« Les enfants avez-vous déjà rencontré le croquemitaine ? Non bien sûr vous êtes de parfaits petits anges. N’ayez pas peur s’il vient vous voir, c’est un grand froussard ! Je vais vous dire quoi faire ! Shh shh shh, attention….. le voilà ! »

Deedee imitait déjà le crocodile, les doigts joints elle riait. Laura elle, était encore trop jeune pour connaitre cette histoire. Sa petite main agrippée au bras de sa sœur elle me regardait avec un mélange d’appréhension et de curiosité par-dessus son doudou. Avec un grand sourire j’attrapais un lapin en peluche, lui faisant mimer la marche avant de le stopper et de le retourner net. Les petites retenaient leur souffle puis sans prévenir j’allais chatouiller leurs visage avec les oreilles de la peluche. Et elles éclataient de rire, encore.


« Papa, maman elle a dit que tu dois rouler moins vite quand tu viens nous chercher ! Laura elle se sent pas bien elle dit elle va vomir papa ! »

« Shhh Deedee, remets toi correctement dans ton siège et arrête de gesticuler. Tu gênes la vision arrière de la voiture. J’arrive pas à voir si on nous suit encore. »

« Mais papaaaa tu roules trop vite, et puis y’a personne d’abord. »


« Écoute Sarah, je t’ai déjà dit que j’étais désolé, j’avais un client qui avait rendez-vous pour un encrage et je devais commencer un autre croquis de…»

« Désolé ? DÉSOLE ? J’en peux plus de tes conneries Travis ! T’as ENCORE laissé Deedee à l’école ! ENCORE ! Qu’est-ce que je vais lui dire à ta fille ? Qu’elle compte moins que le temps que tu passes à travailler pour tatouer des pourris pour quelques pauvres dollars ? Qu’elle compte moins que tes peintures Travis ?! »

Elle était injuste. Oui j’avais encore oublié d’aller chercher ma gamine à l’école. Oui ce n’était pas la première fois que ça arrivait. Mais bordel, j’étais pas un père indigne. Quand je n’étais pas à mon salon mon temps je le passais avec elles. Alors que ma femme, rentrait à l’heure où elles étaient couchées. J’étais pas un père indigne, j’étais juste passionné par mon travail. Mon regard se posait sur elle. Ce rictus pincé sur ses lèvres trahissait son inquiétude, celle d’une mère. Ma colère retombait instantanément quand elle se jetait dans mes bras pour m’embrasser. Je les aimais toutes les trois, alors j’ai fait des efforts.


Je faisais tourner habilement l’arme entre mes doigts, le métal glacé agressant ma peau. Le cliquetis du canon tintait à mes oreilles délicieusement. J’avais toujours aimé les armes à feu. Un Sig sauer avait d’ailleurs été la base de ma première création de tatouage. Mais ce pistolet-là, je le tenais de mon père, toujours soigneusement rangé dans une boite sur les hauteurs de la bibliothèque. Parfois je la sortais et laissait échapper mes souvenirs comme un pandore. Mon père m’avait tout apprit, pêcher, tirer, grimper aux arbres. Il aimait la vie, mais il aimait encore plus ma mère. J’ai toujours cru que j’avais un problème, que c’était malsain d’aimer un objet semblable à celui dont il s’était servi pour prendre sa vie. L’enterrement avait été double, au moins ils seraient ensemble pour l’éternité.


« Travis, mon amour, il faut qu’on parle. »

Quand ma femme précédait mon nom d’un « mon amour », cela ne voulait dire que deux choses pour moi. Soit nous allions nous arracher mutuellement nos vêtements, soit j’allais passer un sale quart d’heure à l’écouter. Comme nous étions au restaurant, je me doutais bien que c’était la deuxième possibilité.

« John m’a dit que tu étais passé le voir concernant… et bien, pour… rédiger ton testament ? »

Je levais les yeux, mon verre suspendu dans le vide. De quoi il se mêlait John. Et pourquoi prenait-elle autant de pincettes avec moi ?

« Oui, je suis passé au cabinet hier matin. Je voulais régler les détails au cas où il nous arrive quelque chose, comme nous n’avions pas décidé d’un parrain, je voulais être sûr, pour les filles. »

Le silence prenait le relai. Il me pesait. J’avais envie de goûter le vin, ma femme choisissait toujours les meilleures bouteilles. J’avais envie mais quelque chose me disait de reposer ce verre.

« Enfin, Travis, chéri, tu n’as que trente-trois ans… »

Non, ce vin. Il y avait quelque chose de bizarre. La couleur, l’arôme. Peut-être le serveur. Peut-être avait-il bouchonné. Non, y’avait quelque chose.


« Tu as été exécrable avec elle encore. Alors qu’elle t’a même proposé de servir le champagne. »

Les yeux sur le pare-brise je fixais la route. Il fallait bien ça, sous cette pluie battante. Et avec la voiture qui n’avait pas encore eut le luxe de pneus neufs, c’était plus prudent.

« Elle m’a fixé bizarrement tout du long. Surtout mes tatouages. Tu sais bien qu’elle a un problème avec moi ! Je ne suis pas le gendre dont elle a rêvé pour toi ! Pour elle j’suis qu’un illuminé. »

« Arrête un peu ! Tu ne travailles peut-être pas avec le costard et tout le bordel, mais tu es quelqu’un de respectable Travis. Tu es l’homme que j’aime et que j’ai épousé, ma mère n’aura jamais rien à dire sur ça ! »


« Papa, c’est quoi un praanoïtruc ? »

« Pourquoi tu me demandes ça ma chérie ? »

« Ben c’est maman qui a dit à John « Je crois que sa paranoïtruc s’est aggravée. »

« … »

« Papa ? »

« C’est paranoïa Deedee, et on dit un paranoïaque. C’est un mot qu’on utilise pour accuser les gens qui se doutent de ce qu’on complote dans leur dos. »


J’haletais. J’étais à bout de forces. Je n’avais plus l’énergie pour me retourner et voir à quelle distance il me poursuivait. Tous mes muscles criaient et ma trachée me brûlait. Trop tard, j’étais pris au piège.

« Hey ! Toi ! »

Dos au mur j’étais prêt à bondir, lever les poings et en découdre. Cette fois je ne les laisserais pas m’avoir. Ils allaient devoir m'enchainer.

« Monsieur ! Arrêtez-vous ! »

« N’approchez-pas, je vous laisserais pas me suivre encore ! Vous croyez que je ne le vois pas ? Que je ne sais pas ? »

« Monsieur… vous avez juste oublié votre portefeuille à la caisse tout à l’heure… »


Notre monde était régit par des pourris. Des oppresseurs. Je l’avais toujours su. Après tout je trainais ma carcasse de marginal. J’étais l’ennemi d’un système auquel j’avais toujours refusé de me formater. Un grain de sable qui gênait le bon fonctionnement du rouage de Detroit. Depuis mon adolescence j’attendais la révolte. J’y pensais jour et nuit, je dessinais la liberté et je tatouais l’égalité. J’emmerdais les lois. Et ils le savaient. Leurs yeux, ont toujours été fixés sur moi.


« Chéris arrête de te balader avec cette arme. »

« Pourquoi, ça te met mal à l’aise ? »

« Non, t’as juste l’air du mauvais flic. Ça te vas plutôt bien d’ailleurs. »

« Ooh je vois, dans ce cas je vous arrête madame, tournez-vous que je vous passe les menottes… »

« Les petites sont couchées ? »

« Oui. »


« Les filles, votre mère et moi avons réfléchis, et on devrait pouvoir partir en vacances cette année. »

Leurs yeux s’étaient illuminés comme je ne l’avais encore jamais vu. J’étais heureux. Le sourire attendrit de ma femme, la joie de mes filles. Le diner avait été indigeste mais l’annonce semblait rattraper ma mauvaise cuisine. Les petites parlaient à toute vitesse de château de sable, de glaces et de vagues. Comme si elles y étaient déjà.

« Je vais te préparer quelque chose de chaud mon amour, John m’a fait cadeau d’un excellent thé pour me féliciter de ma promotion le mois dernier. Je vais l’ouvrir, il est temps ! »

Je la regardais s’affairer. Elle était superbe, la seule femme que j’avais jamais aimée. Oh bien sûr j’en avais connu d’autre, mais il n’y en a qu’une seule pour être la mère de vos enfants.

« Aller les filles, au lit ! »

« Mmh d’accord. Mais tu viens nous raconter une histoire hein ?! »

« Bien sûr que papa viendra, aller, filez ! Tiens Travis ton thé. »

« Merci mon amour. »

« Attention c’est trop chaud ! »

L’eau chaude me brûla les lèvres et je grimaçais. Ma pauvre langue agressée me tiraillait. Ma gorge se contracta instantanément. Quelque chose clochait, c’était…

« Alors Travis ? Il est comment ? C’est un excellent thé anglais… à la Bergamote je crois. »




« Monsieur Sinclair ?
…
Monsieur Sinclair ? »

Son regard se détache enfin de la fenêtre pour daigner me porter attention. Pauvre homme, la vie pouvait vraiment être une pute parfois. Cela fait des jours qu’il n’a pas ouvert la bouche pour autre chose que chanter cette vieille chanson pour enfants. Des jours qu’il est complétement absent. Mais aujourd’hui qu’il m’écoute ou non, je vais devoir lui expliquer. J’étais la seule infirmière du service à avoir pitié de lui.

« Monsieur Sinclair, vous avez pris une balle dans la tête… est-ce que vous vous en souvenez ? »

« … »

Lentement, comme sortant d’un rêve il lève sa main pour tâter son crâne. A l’instant où le bout de ses doigts entre en contact avec la plaque de fer entre ses mèches de cheveux, ce que je peux lire dans ses yeux, me hantera encore longtemps.

« Vous êtes un miraculé monsieur. Mais je dois vous dire, comme vous avez récupéré, demain vous allez être transféré à la prison de Detroit. »

« Qu… »

« Vous avez… »

« Je veux voir ma femme et mes filles. TOUT DE SUITE ! »

Son cri me fait sursauter et reculer légèrement. J’étais bien trop bonne. Mes collègues me disaient toutes que j’étais bien trop naïve, que je croyais trop en l’humain. Elles avaient sans doute raison.

« Vous avez été arrêté Monsieur Sinclair, le gouvernement vous accuse. Vous avez été condamné à une peine à vie. »

Contre toute attente il se met à rire d’un rire amer, comme s’il s’y attendait. Comme si ça ne le choquait pas plus que la balle qui avait failli lui éclater le cerveau. Prenant mon courage à deux mains, je m’approche de son lit, de toute manière, ils l’avaient attaché.

« Je dois changer votre perfusion, restez tranquille. »

« … »

« Oh, c’est un superbe tatouage que vous avez sur le bras. »

« Quoi ? Je n’ai pas de tatouage sur ce… »

De son coude à son poignet, dans une écriture élégante et chargés de motifs soignés bien que sombres, était écrite une phrase étrange. Pourtant, c’était un magnifique tatouage.