La nuit avait été tout bonnement affreuse. Il s'était tourné et retourné dans son lit alors qu'une horloge murale comptait seconde après seconde, résonnant dans sa tête comme une machine infernale à la puissance incroyable. Et elle lui semblait si lente... Ses aiguilles se déplaçaient avec une paresse insupportable, rendant le temps abominablement long. Il s'étais retenu pendant des heures de l'arracher du mur et de la fracasser par terre, se doutant qu'il regretterait plus tard ton acte. Prenant son mal en patience, il l'avait fixée pendant des heures qui se confondaient dans son esprit avant de finalement rouler sur lui même pour faire face au mur. Et pour occulter ce cliquètement ignoble, il avait dans sa tête récité des prières, des poèmes, des comptines, des chansons, tout ce qui pouvait lui passer par la tête. Lorsqu'enfin il s'endormit, il en était à compter dans l'ordre décroissant à partir de mille et avait déjà atteint trente-six. Et ce ne fut que pour glisser dans des cauchemars où des masques se moquaient de lui, le chahutant et le blessant. Et comme dans tous les rêves il était paralysé, ne pouvait se défendre. Il avait ainsi lutté contre lui-même et contre ces créatures durant les quelques instants de sommeil qu'il avait pu avoir et au réveil, il ne se sentait guère plus reposé que s'il avait passé la nuit à tourner en rond. 

Avant d'enfiler son masque il le contemple longuement. Le loup. L'homme est un loup pour l'homme. Dieu que c'est ironique, lui qui a foi en les bergers du seigneur se retrouve dans la peau du loup. Lentement il le décroche du mur et le passe par-dessus son visage. Il fait à présent pleinement partie de leur jeu macabre et malsain. Alors qu'il sort de sa cellule - comment considérer cela comme une chambre ? - il s'étonne de la facilité avec laquelle il respire malgré le plastique devant sa figure. Six heures du matin. C'est tôt mais ça ne change rien au final. Assis dans cette espèce de tribunal il contemple l'écran noir avec des yeux vides. Puis cette connasse de présentatrice apparaît à l'écran, aussi joyeuse qu'une animatrice de camp de vacances. Oh comme il aimerait l'avoir en face d'elle pour lui faire passer ce sourire horripilant, il crispe le point pendant qu'elle commence par des politesse hypocrites. Non il n'a pas bien dormi. Toute la nuit il a craint qu'on vienne le chercher mais plus encore il a craint que la victime annoncée le matin suivant soit une de ses connaissances. Et il attend en serrant les dents qu'elle daigne annoncer les morts et qu'il puisse savoir. 

Enfin. Masque de souris. Samantha Decklans. Il ne la connait pas. Putain il ne la connait pas. Il expire avec difficulté, le souffle presque coupé par ce bonheur éphémère. Il ne la connait pas, l'être qui lui est cher est toujours envie. Une larme coule sur sa joue, invisible sous la masque. Masque de souris, un adversaire de moins à tuer. Il sourit de façon incontrôlable et déchante à peine quand Zara leur dit de désigner la prochaine victime. Il lorgne tous ses compagnons un à un et, le premier - il ne devrait pas pourtant - tend le doigt vers un compatriote. C'est une voix étonnamment plus grave que la sienne - alors qu'il n'a déjà pas une voix d'enfant de chœur - et métallique qu'il entend sortir de sa gorge alors qu'il accuse d'un ton calme l'autre. Les masques doivent modifier leurs voix. 

"Toi là, qui que tu sois en-dessous, je ne peux plus voir ce sourire de primate sur ta tête. Je veux pas lancer la première pierre mais tu mérites de crever le chimpanzé. Je te sens pas."

Je suis... Malade. De chez malade. J’avais beau savoir que j’allais pas crever cette nuit, je n’en ai pas moins fermé l'œil de la nuit. Saletés de crises de claustrophobie. Je dois être le premier à sortir de ma chambre, ce p***** de masque sur mon visage. J’étouffe sous ce machin mais c’est déjà mieux que de rester enfermé dans ma chambre. Bon sang de mer**, ça va durer combien de temps de bazar ? Il faut que je me calme. Il faut sincèrement que je me calme. Inspirer, expirer. Voilà... Et franchement, le masque de bélier. D’où je suis un mouton moi ? Tss. Du calme j’ai dit. Je dois cesser de stresser. Je n’en ai aucune raison, je dois me calmer... Je rejoins doucement la salle des jugements et m’installe, essayant de faire le vide dans mon esprit. Entendre le résultat ne m’intéresse pas le moins du monde, il faut que je réfléchisse à la suite. Si je me souviens bien, c’est une histoire de vote. On doit condamner l’un de ceux encore en liste. Quelle horreur... Et qui dois-je désigner ? Je l’ignore complètement. Machinalement, je glisse une main dans mes cheveux bruns et regarde les autres arriver petit à petit. Ils attendent tous l’annonce. L’un d’entre-nous manque à l’appel. Je plains la victime, mais... Ah, suffit les réflexions. Je me fiche d’elle. Je m’en fiche. Il faut que je repère les deux personnes que je ne dois pas mener à la mort. J’ai fait une promesse, je la tiendrai. Et pour ça... Il faut absolument que j’ai toutes les cartes en main.

Finalement, tout le monde est là. Enfin, tous ceux encore en vie en tout cas. Je jette un furtif coup d'œil à l’écran qui s’allume. Zara... Bien dormi ? J’ai fait nuit blanche et crises sur crises, tu parles si j’ai bien dormi. Je suis épuisé, je ferais volontiers la sieste. Ouais, c’est moi qui pense ça. Je me désespère mais j’ai horreur d’être enfermé, plus encore durant des heures. Allez, qu’elle passe un peu à la suite au lieu de nous servir son baratin avec ce sourire que j’ai bien envie de lui arracher. Tss. Calme. Que je me calme. Inspirer, expirer... Voilà. Je devrais pouvoir me calmer. Je me sens mieux. Je soupire un bon coup et reporte toute mon attention sur l’écran. Il faut bien que je fasse un minimum attention à ce qu’elle raconte, histoire que je sois au courant de toutes les règles du jeu. Alors... Il est temps pour nous de passer à l’acte ? Dit comme ça... C’est pas drôle. Je me frapperais volontiers la tête contre un mur mais je doute que ce soit très efficace.

Il faut donc désigner l’abatteur. Avant une heure. Mais je... Je regarde autour de moi, j’essaye de mettre un nom, un visage sur ces masques. C’est dur. Je suis tellement concentré sur ma tache que je me calme totalement. Je ne dois pas faire d’erreur. Mais, curieusement, le numéro neuf avec son masque de chimpanzé semble s’agiter. Stressé ? Qui de nous ne l’est pas, franchement ? Nous sommes tous dans la même galère. Si je ne dis rien, je risque de me faire soupçonner alors que je suis innocent. C’est dégoûtant. Vraiment dégoûtant. Je retiens un soupir et tente de reconnaître les autres. Je n’ai pas le droit à l’erreur, ni aujourd’hui, ni demain si je suis encore en vie, ni plus tard. Ni jamais. Tant que je suis en vie, je n’ai pas du tout droit à l’erreur. Je ne sais pas quoi faire... Qui sont-ils ? J’ai besoin de réflexion mais rester silencieux trop longtemps n’est pas une bonne idée. Je me rends finalement compte que je joue à faire tourner et retourner mon stylo entre mes doigts. Ce stylo que je me trimbale toujours. Et je continues mon manège jusqu’à ce qu’un d’entre nous prenne la parole... Et désigne le numéro neuf. Depuis le dessous de mon masque, je fronce les sourcils. Quelle manière arbitraire de faire, franchement ! Je déteste ça. Je regarde le pauvre désigné... C’est malheureux à dire mais... Je crois que, avec lui, je ne me tromperai pas. Il y a si peu de chances... Alors j’arrache une page de mon carnet et gribouille dessus avant de montrer ledit papier à tout le monde, et plus particulièrement ce que j’y ai écrit : Quitte à être arbitraire, autant l’être jusqu’au bout. Tu stresses un peu trop, le chimpanzé. Je suis donc l’avis du loup. Tu te détestes... Mais tu as des personnes à protéger ici, alors il faudra faire des sacrifices.

Une nuit longue, terriblement longue. Une nuit dont je n'avais pas vu la fin. Une nuit affreuse, à se réveiller toutes les demi-heures. Nuit terrible, à sursauter au moindre bruit. Autant dire que je n'ai pas dormi tranquillement, bien loin de là. Comment j'ai fait pour m'endormir, déjà ? Je ne m'en souviens même plus. Ah si, peut-être. J'ai répété leur nom, un à un. Ceux pour qui je dois me battre, jusqu'au bout. J'ai répété leur nom comme un leitmotiv qu'on refuse de lâcher. J'ai prié aussi, peut-être pour la première fois de ma vie. Est-ce que là-haut, on tiendra compte de ça ? J'en doute. Mais autant mettre toutes les chances de mon côté. On nous réveille, six heures du matin. C'est bien tôt. Mais d'un côté, j'ai déjà perdu toute notion du temps. À nouveau, c'est un réveil en sursaut. Après tout, je suis resté à l'affût toute la nuit. Et si jamais quelqu'un entrait dans ta cellule, pour te donner le coup fatal ? Voilà ce qui m'a empêché de dormir.

On se dirige tous, masqués, vers ce qu'ils semblent appeler la salle des jugements. Masque de tigre. Belle connerie ouais. Je serre un peu les dents, nerveux. Un d'entre nous est mort cette nuit, et si ce n'est pas moi, il peut très bien s'agir de quelqu'un de proche. Rien qu'à cette idée, je pâlis derrière mon masque. On entre dans la salle, la porte se referme, un compte à rebours se déclenche. Soixante minutes. Assis en cercle, je constate qu'il manque quelqu'un. Évident d'un côté. La nuit en a emporté un avec elle, nous ne sommes plus que dix. La télévision s'allume, la poupée du gouvernement, bête à manger du foin, fait son apparition. Bien dormi ? C'est ça ouais. La présentatrice, enjouée, s'empresse d'annoncer la victime de cette nuit. Masque de souris. Samantha Decklans. La rouquine. Même si je ne la connaissais pas, même si elle ne semblait pas des plus aimables, même si elle était spéciale, je ne peux pas sourire. Pas plus que je ne peux pleurer. Non, je reste neutre, derrière mon masque de tigre. Je me dois de rester neutre, car il ne faut pas perdre de vue que ce n'est que le début. Contrairement à toi, la gamine à la télévision ne fait que sourire un peu plus. Pauvre conn*.

Finalement, elle vous demande de désigner quelqu'un. La boucherie commence, officiellement. Je dois réfléchir, un minimum, car inconsciemment, je peux très bien condamner ceux que je veux protéger. Je dois trouver quelque chose pour les reconnaître, n'importe quoi. Regardant à droite à gauche, calmé, je cherche, je réfléchis. C'est tellement compliqué, avec ces masques. Une étrange voix métallique brise le silence, je relève le regard rapidement vers celui qui vient de parler. Le loup. Il accuse le chimpanzé, le pointant du doigt. Ce n'est que le début. Ce n'est que le début. Je regarde l'accusé s'agiter d'autant plus, déjà qu'il ne semblait pas bien, il paraît de plus en plus suspect. C'est terrible, se faire accuser, ainsi. Entendre les uns après les autres vous condamner à mort. Je retiens un soupir, et attends, paisiblement. Quelqu'un gribouille quelque chose sur une feuille de papier, qu'il présente ensuite à tout le monde. Mes yeux s'écarquillent sous mon masque. Je l'ai trouvé. Timidement, je souris. La voilà, ta bonne nouvelle de la journée. Le bouc aussi, vote contre le chimpanzé. Je sais ce dernier condamné, du moins, c'est ce que je pense. Ma voix, étrangement transformée, résonne à son tour dans la pièce. « Je ne te connais pas, et je suis désolé d'avance si tu n'es pas l'abatteur. Mais comme l'ont dit les autres, tu sembles plutôt agité. Je suis de l'avis des deux autres. » Tu viens de détruire une vie.

Elle se leva en sursaut, passant ses mains sur son visage. Elle était en vie ? En vie ! Formidable. Mais attendez... ça voulait dire que quelqu'un d'autre était mort pas vrai ? Tout d'un coup, une immense tristesse la submergea.. C'était triste, non ? Elle soupira, jeta un coup d'oeil à son réveil. Il était l'heure de découvrir qui était le premier perdant. Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! Parfois, elle aimerait bien que quelqu'un lui dise de se la fermer.

Elle s'avança à pas de souris jusqu'à la salle du jugement, celle avec le grand écran. Tout les autres sont là, les dix autres participants, portant tous leur masque. Elle trouvait ça flippant, les masques d'animaux. Elle avait bien aimé être la biche, être innocent et pur. Les autres lui faisaient peur.

On les força à regarder la frimousse agaçante de la présentatrice, l'écouter demander comment c'était passé leur nuit. Très bien évidemment. Dormir avec la menace de se faire trancher la gorge tranquillise tellement. Puis elle annonce la victime. La souris, Samantha. C'était une rousse, une chieuse. Mais elle était quand même un être humain. Et maintenant, il fallait voter. Merde.

Elle écouta les autres parler, désigner à leur tour une proie. C'était le #9, le chimpanzé qui était visait. Elle soupira...


« Je vous suis. »


Elle parlait à présent avec une voix aiguë et agaçante, son timbre d'ordinaire fluet modifié par le masque.