Fred naît en 2046 dans un immeuble miteux et des conditions précaires. C'est plus la chance que sa solidité qui le font survivre, et une fois poussé sa première gueulante il réussit à tenir le coup. Il grandit dans les mêmes conditions et la même ambiance, avec par dessus le marché une mère qui le délaisse alors qu'il lui accorde tout son amour de petit garçon. Mais tout va bien, parce qu'elle elle est là, parce qu'elle le borde tous les soirs, même si c'est en regardant ailleurs, parce qu'elle l'embrasse comme embrasse une mère, même si c'est en pensant à autre chose. Puis un jour, elle retombe enceinte : son ventre commence à grossir, elle s'occupe de moins en moins de lui – jusqu'à ce que finalement elle se casse et disparaisse définitivement. Sans l'emmener, en le laissant derrière comme un boulet. Tout seul avec son père.

À partir de là les choses deviennent plus dures, Fred n'a que cinq ans mais la vie lui en met plein la tronche. Il traîne dehors en espérant qu'au coin d'une rue se découpe tout à coup la silhouette de sa mère, qu'elle se tourne vers lui avec ce beau sourire qu'elle n'avait que si rarement, qu'elle le choppe et l'emmène et que tout soit beau comme à la télé. Mais il ne la trouve jamais, ni dans les rues ni à la maison. Ce qu'il trouve plutôt ce sont les petits gangsters de douze ans, et tous les autres aussi, tout ce que charrie la misère. Avec sa bouille trop mièvre il se prend des torgnoles, il est trop petit pour se défendre et puis il ne sait pas se battre. La vie fait mal, et son père l'aide à s'endurcir.

Quand l'adolescence pointe le bout de son nez avec la poussée de croissance et les hormones qui dessinent mieux les muscles, il apprend à rester debout, puis à bloquer les attaques, puis à y répondre. Il a de moins en moins de bleus. Pas qu'il devienne un caïd ni ne gagne trop de respect près de chez lui : il est quand même trop fin, trop rêveur, et puis un mec avec une bouche en cul de poule ça passe toujours assez mal. Mais la vie s'améliore.

Il a dix-huit ans, et déjà emmagasiné assez de rage pour le reste de sa vie, rage contre l'injustice, rage contre sa misère, contre tout, parfois. Alors il s'inscrit chez les flics. Tout va bien au début, il ne se pose pas de questions ; et puis son père disparaît. Passé de l'autre côté de la frontière, là où il ne pourra jamais le retrouver. Coupé de lui par ce qu'a bâti le gouvernement pour lequel il s'apprêtait à travailler. Il quitte l'école de police, il tire la tronche, sa rage empire. Il cherche du boulot où il peut, où on veut bien de lui ; il enchaîne les petits jobs pourris mais sa colère le porte. C'est ça Détroit, il se dit, et il crisse des dents.

Aujourd'hui il est barman, un plutôt bon même, et ça lui plaît. Avec la télé qui grésille en permanence dans un coin de la salle et les conversations qui bourdonnent devant lui, il sait pas mal de trucs, des rumeurs et des espoirs. Et il écoute, l'air de rien, en secouant son shaker, parler des renégats – et se prépare en lui-même à un jour tendre la main à l'un d'eux.