« Bonjour Octave, comment vas-tu ?
— Ne vous donnez pas la peine, Docteur. Il ne vous écoute pas. »

Oh si, si, j’écoute. Je suis juste pas intéressé.

« Je vois. Aucune réaction, même au niveau de faciès, un détachement manifeste du monde qui l’entoure. Je vois, je vois je vois. »

Mais moi aussi je vois, gros monsieur. Je vois un très bel objet, derrière toi, et j’ai bien envie d’aller regarder ça de plus près. Je crois que j’ai déjà vu ça dans un de mes livres d’images. C’est… c’est une…

« Octave, s’il-te-plaît, ne touche pas à ma guitare ! Elle a été signée par Eric Clapton, elle est très précieuse. Tu comprends ? Précieuse. »

Oui, j’ai déjà entendu ce mot, quand Papa et Maman m’ont fait me pencher au-dessus du berceau de Mélodie.

« Excusez-le, Docteur. Viens, Octave. »

C’est pas grave si je peux pas toucher la guitare, je peux toujours la regarder.

« Ce n’est rien, voyons. Et il ne réagit jamais lorsque vous l’empêchez ainsi de faire ce dont il a envie ?
— Non, Docteur.
— Vous lui avez fait passer un test d’audition quand il avait… ?
— Deux mois, Docteur. C’est qu’il ne pleurait jamais… Au début, on pensait juste que c’était un bébé calme, mais quand on a vu qu’il ne réagissait pas quand on lui parlait…
— Et vous dites qu’il n’a jamais prononcé un seul son avant l’âge de trois ans.
— Voilà, Docteur. C’était il y a quatre mois, quand nous avons ramené Mélodie de la maternité. »

Mélodie ?

« Mé-lo-die ! »

Maman sursaute. Elle fait ça à chaque fois.

« Vous voyez, Docteur. Il n’y a qu’à la mention de sa sœur qu’il réagit. Et encore, il ne parle pas… Il chante.
— Intéressant… Je n’avais encore jamais vu ça. Je vois qu’il sourit. C’est fréquent ?
— Seulement en présence de Mélodie, ou si on l’évoque. C’est assez récent, à vrai dire…
— Vous pourriez être plus précis ?
— Euh… En fait, oui. La première fois qu’on l’a vu sourire, c’était le jour où Mélodie a eu son premier éclat de rire. Il était penché sur son berceau, elle a rit, il a sourit. »

Mélodie, Mélodie… Quand je la regarde, c’est un peu comme quand je me vois dans un miroir. Sauf qu’elle fait des trucs que je fais pas. Mais j’aime bien, alors je fais pareil.

« Je vois, je vois. Bien, monsieur et madame Francœur, votre fils est autiste. »

Ah non, moi c’est Octave.

« Est-ce que… Est-ce que Mélodie pourrait l’être aussi ?
— Mé-lo-die !
— Ça me semble peu probable.
— Et est-ce que… est-ce qu’il pourrait représenter un danger pour elle ?
— Je comprends votre inquiétude. Il manifeste un intérêt particulier pour votre fille. Mais ce contact lui semble bénéfique, et cela ne m’étonnerait pas qu’il s’épanouisse à ses côtés. Surveillez-le, mais ne vous inquiétez pas. Il n’est pas dangereux, il est juste différent. »

« Bonjour Octave, bienvenue à la clinique Isaac Ray, nous t’attendions.
— Octave, dis bonjour. »

Tiens, il est treize heures.

« C’est pas grave, on a l’habitude, vous savez. Ah, voici justement le Dr Frederickson, qui va vous recevoir.
— Madame, Monsieur Francœur, bonjour. Et bonjour à toi, Octave. Si vous voulez bien me suivre. »

C’est moche ici. C’est froid.

« Asseyez-vous, je vous en prie… Tout d’abord, je voudrais vous remercier de la confiance que vous avez décidé de placer en notre établissement. Nous sommes ravis d’accueillir Octave, et je peux vous assurer que nous ferons tout notre possible pour rendre son séjour parmi nous le plus agréable. Cela se passera à merveille, j’en suis certain. N’est-ce pas, Octave ? »

Oui, c’est moi.

« J’ai bien reçu le dossier que m’a fait parvenir mon confrère le Dr Rosewood. Nous avons l’habitude de ce genre de situation. Il n’est pas rare que les jeunes dans le même cas qu’Octave tentent de mettre fin à leurs jours, surtout à cet âge-là, lorsqu’ils prennent pleinement conscience de leur différence. Je vois qu’il a subit des brimades à l’école ?
— Oui, Docteur. Depuis toujours. Mais plus le temps passe, et plus les gosses se font cruels. Maintenant qu’il a seize ans, au lycée… Oh non, Liliane, ne pleure pas.
— Prenez un mouchoir, Madame Francœur, je vous en prie.
— Merci Docteur… »

Quel ennui. Je me ferais bien une petite gratte.

« Alors, Octave, tu ne veux pas nous dire pourquoi tu as fait cela ? »

Attends deux secondes, je regarde les ombres blanches qui dansent sur le plancher. J’aime bien ce rythme.

« Il tape souvent du pied quand il est nerveux ?
— Oh non, Docteur. Là, il bat la mesure.
— Ah, d’accord… Octave, tu ne veux pas répondre à ma question ? Pourquoi as-tu fait cela ? »

Bon, qu’est-ce que tu me veux, monsieur le psy ? Oh oui, je sais ce que tu es. T’es pas le premier que je vois, et tu seras sûrement pas le dernier. Mais comme tous les autres, tu m’intéresses pas, alors pourquoi je te répondrais ?

« Bien, bien. Quoiqu’il en soit, je ne doute pas une seconde que vous ayez tout fait pour le protéger, Monsieur et Madame Francœur. Ne vous sentez pas coupable. Même s’il refuse de communiquer, il n’est pas difficile de deviner que les brimades subies ont joué un rôle important dans ce geste malheureux. »

Encore un qui se targue de me comprendre sans que je lui explique. Ça m’énerve, mais ça m’amuse, aussi. Non, en fait, je m’en fous. Alors je dis rien, pas la peine. De toute façon, qu’est-ce que ça changerait si je leur disais que j’ai juste essayé comme ça, que j’avais envie de voir ce que ça ferait ?

« Mais je vous le répète : il est entre de bonnes mains. J’ai confiance en votre petit Octave, et je pense pouvoir dire qu’il sera rapidement de retour parmi vous. Voulez-vous que je vous laisse faire vos au revoir ? Bien, je reviens dans cinq minutes, et je vais envoyer quelqu’un chercher ses affaires. En revanche, nous n’acceptons que les vêtements comme effets personnels, donc vous devrez repartir avec cette guitare. »

« Bon sang, mais tu vas parler, oui ou merde ? »

Putain, qu’elle est belle.

« Hé ! Tu m’écoutes quand je cause ? Je commence à comprendre pourquoi Abi dit que tu es [s]spécial[/s]… Je répète : qu’est-ce qu’un clodo et demeuré comme toi fous avec ma nièce de dix-sept ans ? »

Magnifique, juste magnifique.

« Mais qu’est-ce que tu regardes… Quoi ? C’est ça que tu veux ? Bon, ok, je te la prête. Mais à une condition : tu te fais ton kiffe, et après, tu me racontes d’où tu viens ! »

Je hoche la tête, le regard glissant sur les bois vernis de la guitare qu’il me tend. D’accord, ça me plaît bien, même que je vais faire mieux que ça. Je vais gratter et lui raconter en même temps. Je saurais pas le faire autrement, de toute façon. Ma main droite s’accroche au manche, la gauche vient caresser les cordes ; je fusionne avec l’instrument. Cette histoire, je ne l’ai jamais contée, mais je n’ai pas besoin de chercher les accords, ils viennent tous seuls, je me les suis déjà joués mille fois dans ma tête. L’histoire de comment j’ai cessé d’exister. Mon entrée en HP, il y a cinq ans ; mon évasion, un mois après ; la communauté des SDF qui m’ont recueilli ; la vie à la rue, planqués, traqués, manquant de tout. Et puis Abigail, qui jouait de la guitare dans le parc ; et ce jour-là, j’ai souris.

« D’accord, alors toi, t’ouvres pas souvent la bouche, mais quand tu le fais… Putain ! Je comprends pourquoi Abi est sous le charme, la sale gosse… Avec un talent pareil, qu’est-ce que tu fous à la rue ? T’as déjà pensé à passer pro ? »

Bah euh, non. Pourquoi faire ? J’hausse les épaules et retrousse la lèvre inférieure, comme le faisait Mélodie quand elle était perplexe. Au point où j’en suis, je veux bien me fendre d’une ou deux expressions faciales.

« Bref. Quoiqu’il en soit, il est hors de question qu’Abi continue à te faire venir clandestinement pour que tu nous vides le réfrigérateur. La charité, j’veux bien, mais y’a des limites. D’autant plus que t’es juste un peu hors-la-loi… Et qu’elle a que dix-sept ans, nom de dieu ! »

Moi j’ai rien fait, m’sieur ! J’ai fait que jouer, et chanter. Je savais pas qu’après elle aurait autant d’étoiles dans les yeux.

« Groumpf… Tu m’énerves avec ton regard et ton discours de merlan frit. Mais le diable m’emporte, j’arrive pas à t’en vouloir. Tu m’as l’air d’être un bon p’tit gars. Et avec ce talent… Écoute-moi bien, p’tit saligaud. Je crois qu’il y a moyen que tu fasses affaire avec Uncle Bob. »

« Yeah ! Francœur !
— Fran-cœur ! Fran-cœur ! Fran-cœur ! »

Je ne prête pas attentions aux quelques trente spectateurs habituels qui me sifflent et scandent mon nom. Dès que les dernières vibrations de ma guitare ont cessé de résonner dans la salle, je suis descendu de scène, sans un signe, sans un mot, sans un regard. Comme d’habitude. Lorsque la musique s’arrête, je retourne dans ma bulle, et très peu de personnes peuvent alors prétendre à s’y glisser.

« Octave, par ici ! »

Au fond de la salle sombre, Abi me fait signe. À côté d’elle, Jack fait la gueule. Comme d’habitude. Il m’aime pas. Mais, comment dire ? Je m’en contrebalance. Je m’assois à leur table. Il y a deux trois autres personnes aussi. Bonjour. Je le dis pas, mais je le pense.

« T’as encore mis le feu au Quarry ! »

Ah. Peut-être. Je sais pas. Ça fait huit ans que je fais ça tous les soirs, et que je suis pas ce qui se passe dans la salle. Et ça fait huit ans qu’Abi me répète ça, et que j’y fais pas attention. Peu m’importe qu’on apprécie ce que je fais ou non. Tant que je peux jouer et chanter, moi, je m’en fous.

« Il est de plus en plus con, celui-là… Déjà qu’il parle pas, mais en plus, cette façon qu’il a de vous fixer avec ses yeux morts…
— Jack ! Ne commence pas.
— Non mais, franchement, comment t’as pu sortir avec cette épave ?
— Jack ! Je t’aurais prévenu ! Si t’es pas content, tu te casses !
— Ça va, ça va… N’empêche, tu m’ôteras pas de l’idée que ce type est un freak.
— Je vais te faire bouffer ton alliance, sale con ! »

Ah tiens, une mouche.

« Bon, ça suffit maintenant, les jeunes ! Avec le boucan que vous faites, on va finir par se faire remarquer.
— T’exagères toujours, Uncle Bob.
— Peut-être. N’empêche que je ne veux pas de ça dans mon bar. »

J’aime pas les mouches. C’est con comme un placard.Je préfère les papillons.

« Maintenant, vous baissez d’un ton, ou je vous fais passer derrière une affiche sans la décoller, compris ?
— Compris, Uncle Bob. »

Je préfère les papillons.

« Bien. Bon, gamin, viens par-là, faut qu’on cause… Ho, tu m’écoutes ? »

Hein ? Ah ouais. Allons-y, alors.

« Ça va gamin ? La forme ? Bon, dis. Cherche pas trop le Jack, tu sais comment il est, hein ? Je sais que c’est pas facile de voir Abi avec d’autres types, mais bon. »

Hu ? Il est con lui, ou quoi ? Ça fait six ans que c’est terminé, et ça m’est égal. Il devrait le savoir, depuis le temps. Je hausse les épaules.

« Mais parlons affaire. Faudrait que tu songes à renouveler ton répertoire, sinon ton fanclub va se lasser. Toujours les mêmes chansons pour les mêmes têtes… Déjà qu’on a eu des pertes dans les effectifs. Bref, c’est pas bon pour les affaires, et c’est pas ça qui va payer ton loyer. Et puis, faut motiver les troupes, pas vrai gamin ? »

Hmm ? Ouais, sûrement.

« Bon, je compte sur toi. De toute façon, tu m’as jamais déçu, alors c’est pas maintenant que ça va commencer. Continue à chanter comme tu le fais, c’est tout ce que je demande. Bon boulot, Francœur. »

Ben voilà. On se comprend.