« Tu vas où ?
— Je sors.
— Je viens.
— Nan.
— Et pourquoi pas ?
— ...
— Tu vas la voir elle,c’est ça ?
— Nate…
— Non mais c’est bon, ok. Va t’amuser.
— Écoute… »
Mon poing s’écrase contre le mur. « J’ai dit : c’est bon. »
Tu baisses les yeux. Tu es déjà parti.
« Ok. Si tu as besoin de moi, tu m’appelles.
— Tu me prends pour un gosse ? »
Tu me regardes en silence. Puis tu secoues la tête, mets ta veste ; je ne porte pas la même. Tu me tournes le dos. Tu passes la porte et la referme. Ma main trouve le dossier d’une chaise ; mes jointures sont pâles, mon crâne est sous pression. Il faut que je m’allonge.
Le plafond de la chambre se dissout en un million d’étoiles. Ah putain ! Ma tête !

« Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir des gosses pareils ?! Renvoyés ! C’est la troisième fois ce mois-ci… Et on est qu’le dix ! Vous n’avez pas bientôt fini de vous faire passer l’un pour l’autre ? Si c’est comme ça à huit ans, qu’est-ce que ce serait à dix-huit… Tout le monde devient fou autour de vous ! Nate, ça te fait rire ?!
— Mais moi c’est Noah, maman !
— Ne me répond pas ! Ah, c’est pas vrai ! Quand est-ce que vous vous arrêterez ? Dès le début vous m’avez faite chier à vouloir sortir tous les deux en même temps. Des heures de souffrances et…
— … et la cicatrice de césarienne la plus horrible du monde, et c’est comme ça que vous me remer…
— Et tu te permets de te moquer de moi en plus, Noah ?!
— Moi c’est Nate.
— C’EST PAREIL !!! »
Nous baissions la tête, mais nos épaules étaient secouées d’un fou rire silencieux. Nous nous prîmes alors chacun une bonne tarte dans la gueule, mais nous n’en rîmes que de plus belle. Sans le savoir, elle venait de nous faire le meilleur compliment qui fût.
« Vous mériteriez que je vous enferme chacun dans une pièce séparée ! »
Nous levâmes un regard narquois vers elle, l’air de dire : « essaye… »
Elle savait très bien que ce n’était qu’une menace en l’air, une idée tout bonnement impossible. Si aucun professeur, aucun pédopsychiatre ou quelque autre tête n’avait réussi à nous séparer, alors elle…
« Vous me fatiguez… Entre vous, les deux monstres, et votre salaud de père… ! Ah, je s’rais mieux morte tiens ! »

Je me lève et vais à la salle de bain me passer de l’eau fraîche sur le visage. Je lève les yeux vers mon reflet. Même moi je pourrais m’y méprendre… Nos yeux, notre bouche, notre nez, jusqu’à notre cicatrice sur la mâchoire. Un bête accident de rasage de ma part, mais tu n’allais pas laisser un si petit détail nous séparer.
Et pourtant.
Je vais me servir un whisky et le descend d’une traite. Je grimace, le verre vide claque sur la table. Ma migraine revient en puissance.

« Je reviens tout de suite, babe, je vais me… repoudrer le nez ! » dis-je à… euh… Ruth ? Rachel ? bref, au petit cul gloussant qui se trouvait dans mon lit, tout en remettant mon boxer.
J’entrai dans la salle de bain.
« Qu’est-ce que… Nate, t’as mis le boxer noir ? Je pensais qu’on avait dit le bleu !
— Tu sais bien que le noir nous met plus en valeur ! »
Je le retirai et le tendis à Noah avec un sourire entendu.
« À ton tour champion. Profite bien, elle est chaude comme la braise !
— Pas comme celle de la semaine dernière pour nos dix-huit ans, j’espère. Cette nymphomane a failli me l’arracher.
— Je te rappelle que c’était toi qui l’avais choisie, et que c’est moi qui suis passée en premier. Mais je te rassure pour celle-ci : testée et approuvée.
— T’es con.
— Ne sois pas si dur avec toi-même. »
Tu me souris ; je t’ouvris la porte.
« J’te raconterai ! » me chuchotas-tu.

Je me réveille, la tête dans le cul, mais mon mal de crâne plus léger. Le réveil indique deux heures trente-six du matin. Je me lève, m’approche du lit de Noah. Il est vide. Sous la porte qui donne sur la pièce à vivre, il n’y a aucune lumière. La douleur revient aussitôt me lancer.

« Tu vois, on l’a finalement notre cabane au bord de l’eau, dis-tu en passant un bras autour de mes épaules.
— Pas du bon côté de la frontière…
— … mais c’est déjà mieux que rien.
— Je parie que je nage plus loin que toi.
— Tu veux dire : aussi loin que moi ? »
Nous tombâmes les fringues, plongeâmes dans les eaux glacées du lac Houghton et nageâmes jusqu’à en perdre la notion du temps.
Nous nous arrêtâmes en même temps, au même endroit. Nous fîmes la planche, contemplant le bleu métallique du ciel d’hiver tout en reprenant notre souffle.
« Ça, c’est le bonheur.
— Ouais… Enfin avec tout ce bordel pour trouver la baraque, ça fait deux semaines que j’ai pas baisé, alors ce soir on va en ville pour se murger à l’irish et lever de la gonzesse. Faut fêter nos vingt-huit ans et notre installation en beauté ! »

« Bordel de merde, Nate !
— Qu’est-ce... »
Je suis dans un endroit que je ne connais pas. Une chambre de motel à première vue.
J’ai du sang sur les mains ; tu n’en as pas.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Les draps du lit sont parsemés de tâches rouges. Tu les défais et les fourres dans un sac.
« Tu es entré dans la chambre, un couteau à la main, et tu t’es jeté sur elle.
— Elle ?
— Elle. Elle s’est débattue comme une furie et s’est enfuie, et il vaut mieux en faire de même tant qu’il en est encore temps.
— Noah… je suis désolé.
— Non, tu ne l’es pas. Et tu as eu raison, tu avais raison depuis le début. Moi, j’étais faible, aveugle… Et tu nous as sauvés. Elle allait nous séparer, il fallait qu’elle s’en aille. Et puis… J’aurais fait pareil, tu le sais très bien. »

Nous savons désormais que nous ne pouvons plus rester dans notre retraite au bord du lac. Après avoir effacé nos traces, nous retournons errer sur les routes. Pour le moment, plus de filles, plus de jeux. Nous prenons le temps de nous retrouver. Jusqu’à ce que la nouvelle de la mort de notre père nous parvienne. Nous devons revenir à Detroit. Nous nous disons que ce n’est que temporaire, le temps de régler les affaires du décès, de l’héritage, et qu’il ne nous faudra pas trop longtemps subir la vie citadine.
Nous nous trouvons un boulot de barman, que nous nous partageons, comme d’habitude. Nous retrouvons quelques vieilles connaissances, du temps où nous trainions le soir, tard, dans les rues.

Elle est loin, la cabane au bord du lac.

Mais nous sommes ensemble, plus fusionnels que jamais ; alors Detroit, le Michigan et le reste du monde, on vous le dit clairement : on vous emmerde.