«
Alexis, tu sais pourquoi Frollo et Scar ils meurent ? » Ta grande sœur réfléchit un peu. Elle souffle sur une de ses mèches blondes, un vieux tic. Enfin vieux, quand on a sept ans on ne peut rien qualifier de vieux. «
Parce que c'est des méchants. » Tu la regardes en te disant que c'est bizarre. Parce que tu les aimes bien les méchants toi. Ça veut dire que t'es méchante ? Tu estimes que oui. D'un ton inquiet tu demandes : «
Parce que ça meurt les méchants ? » «
Oui. » Le ton d'Alexis est sans équivoque, tu en laisses tomber ta figurine Batman. Je rirais bien. Du haut de tes cinqs ans tu te dis que tu es méchante et que tu vas mourir. C'est mignon. C'est innocent. Mince alors. Tu regardes ta peluche Scar. Il faut la jeter ? Alexis surprend ton regard et elle se dit qu'il y a une carte à jouer. Elle se lève et s'exclame : «
On peut encore te sauver ! Il faut commencer par jeter tes figurines de super héros parce que c'est des garçons et que les garçons c'est méchant. » Tes petits doigts tâtonnent sur le sol sans que tu regardes, à la recherche de ton Batman que tu agrippes nerveusement dès que tu reconnais le toucher du plastique du corps et du tissu de la cape. Mais Alexis, sans une once de pitié dans ses yeux bleus, te l'arrache des mains et le jette par terre. Tu te mords la lèvre, cachant tes petits tremblements. «
Et lui c'est un méchant. Tu dois t'en débarrasser. » Elle s'avance vers le lit et saisit alors ton Scar, ta peluche favorite que tu trimballes depuis tes trois ans. Elle fait mine de se diriger vers la poubelle et tu gémis. Tes yeux embués commencent à couler, les larmes roulent sur tes joues et malgré ton désir de rendre fière Alexis, tu te lèves et cours vers elle pour lui soutirer le lion. Pleurant, choquée que ton chouchou puisse être un méchant, tu le sers à l'étouffer - pour le mal que ça peut faire à une peluche - dans tes bras, le berçant, caressant ses oreilles douces et un peu usées. On ne touche pas à Scar, jamais. Alexis continue de sourire, contente de voir que sa petite blague a marché. Petit diable de sept ans. Elle aime bien te torturer.
* * *
Musique à fond dans les écouteurs, tu écoutes à fond la musique. Dans les films c'est le moment où on voit l'héroïne en train de dessiner une quelconque magnificence mais tu dessines comme une moule alors autant éviter le ridicule tant qu'on peut. Les manches tirées sur tes mains, les pieds bien protégés par des chaussettes épaisses, emmitouflée dans ton jean et ton sweat, tu regardes nonchalamment les flammes de la cheminée danser.
Ses yeux de feu m'embrasent et me hantent. Tu te laisses bercer par le doux crépitement, presque ronronnement qui émane du foyer. Fascinée, tu regardes le bleu, l'orange et le jaune se mêler dans une espèce d'harmonie inexplicable. La chaleur qui irradie de l'objet de ton émerveillement s'infiltre peu à peu dans ton corps comme un poison insidieux mais si doux, si doux...
Les flammes de sa chevelure dévorent mon corps d'obscènes flétrissures... Tu connais par cœur cette chanson, cela fait des années que tu la chantes, même si tu peux à présent au moins en comprendre les paroles. C'est vrai quoi, quel drôle de vocabulaire que celui de cette chanson pourtant destinée aux enfants. Tu serres contre toi ta peluche Scar, tu n'as jamais réussi à t'en émanciper même du haut de tes quinze ans. Tu n'as jamais cédé aux demandes incessantes de Lucy-Blue qui veut que tu la lui donne. C'est une des rares choses que tu refuses à ta petite sœur de neuf ans. Tu te souviens que tes parents t'ont dit de ne pas te coucher trop tard mais tu n'arrives pas à détacher ton regard des flammes pour jeter un oeil sur la pendule. Il est certainement tard. Hypnotisée par la danse du feu, tu te plais à y déceler pendant de fugitifs instants des silhouettes, si éphémères que tu te demandes si tu rêves à chaque fois que tu crois les capturer. Une bohémienne par exemple. Tes paupières sont lourdes mais tu clignes des yeux, tu luttes contre le sommeil. Pourquoi princesse ? Tu as peur que le feu soit éteint à ton réveil ? Ce sera probablement le cas mais ce n'est pas grave. Tu le rallumeras, non ? Tu ne veux pas ? Tu secoues violemment la tête, autant pour me contredire que pour chasser les brumes abrutissantes de la fatigue.
* * *
Tu cries, terrorisée, serrant avec une force inouïe ton Scar dans ta main droite. Tu cours vers la chambre que tu partages avec Lucy-Blue comme si le diable était à tes trousses. À défaut de diable c'est en vérité sa fournaise qui te poursuit. La sueur coule le long de ton front, de tes tempes, de ta nuque, tu transpires par chaque pore de ta peau, submergée par la chaleur et la peur. Sans aucune autre explication que des cris confus sans queue ni tête, tu tires ta petite sœur de son lit et la prends par la main, la serrant si fort qu'elle crie et se débat, tentant de se dégager. Sans lâcher prise, tu la traînes en-dehors de la pièce et face aux flammes elle cesse immédiatement toute résistance et se met à crier. Tout aussi perdue qu'elle, tu jettes un regard vers le couloir bloqué par l'incendie qui mène à la chambre de tes parents. Tu les entends crier, de peur ou de douleur tu ne saurais le dire. Tétanisée, tu restes plantée devant l'horreur, incapable de dire quoi que ce soit. C'est Alexis - réveillée par les cris et la chaleur - qui te tire de ta torpeur. «
Qu'est-ce que tu fous ? Il faut sortir ! » Un autre cri inhumain retentit, une silhouette semble s'agiter dans le couloir au milieu des flammes, mais peut-être n'est-ce qu'un autre des mirages que ton subconscient se plaît à discerner. Cela n'empêche pas Alexis de te pousser et, tenant toujours Lucy-Blue d'une main et Scar de l'autre, tu dévales les escaliers de la maison et sors en trombe. L'air gelé de la nuit hivernale te coupe le souffle alors que tu t'éloignes de la fournaise qui dévore la charpente du bâtiment. Ta main moite dans celle de ta petite sœur, tu regardes votre univers partir en fumée, incapable de dire quoi que ce soit. Des larmes maculent tes joues noircies et il en est de même pour tes deux sœurs. Tous les sons te semblent lointains, comme si tu étais sous l'eau, les sirènes hurlent en bruit de fond, aussi peu dérangeantes que de la musique. «
Tess, Tess répond ! » «
Hein, quoi ? » À nouveau c'est Alexis qui te "réveille". «
Qu'est-ce qui s'est passé putain ? » Qu'est-ce que tu en sais toi ? Il y a le feu, vos parents sont en train d'agoniser là-dedans et il semblerait presque qu'elle t'accuse de cela. Pourtant tu n'es pas en colère toi. Tu es trop perdue pour ça. Tu serres Scar nerveusement contre ta poitrine. «
Tu as même pris cette peluche débile ! » Jamais tu ne l'as entendue aussi haineuse mais tu ne réagis même pas à sa remarque. «
Je... J'étais endormie devant la cheminée et la chaleur m'a réveillé, je sais pas ce qui s'est passé. » Peut-être qu'une braise a sauté. Ça peut arriver des fois. C'est dangereux une cheminée qu'on ne surveille pas. «
Et papa et maman ? » Aucune de vous deux ne répond, personne n'ayant l'envie ou la force de lui expliquer la vérité. Mais pour la première fois tu lui tends ta peluche pour qu'elle puisse serrer quelque chose.
* * *
«
Tu m'aimes ? » Assise dans le lit avec le drap relevé sur ton corps nu, tu le regardes fumer une cigarette en regardant par la fenêtre. «
Si je dis non tu te jetteras par la fenêtre ? » «
Je ne sais pas. » Il se retourne et planté ses yeux bleus dans les tiens. «
Moi non plus je ne sais pas. » Tu baisses la tête. Tu as envie de demander "même pas un peu ?" mais tu le connais, il t'enverrait bouler. Pourquoi tu restes avec lui princesse ? Il n'en vaut pas la peine ce connard. Il joue avec toi. Il te fait mal. Il ne te mérite pas. Je ne comprends même pas pourquoi tu prétends l'aimer. Ethan s'assied sur le bord du lit et commence à mettre ses bottes. «
Pourquoi tu pars ? » Il soupire, visiblement plutôt énervé. «
J'ai un travail. » À ton tour tu soupires. Il est chiant quand même, il pourrait arrêter de te prendre pour une conne. «
Je te rappelle que moi aussi je fais partie de la police. » En se levant il émet un de ces bruits de dédain qui ne peut être interprété autrement par qui que ce soit. «
Parlons-en tiens, rappelle-moi pourquoi tu es dans la police et pas chez les pompiers ? » Tu voulais payer ta dette envers la ville mais pompier... Très peu pour toi. Tu chuchotes d'un ton coupable et presque inaudible, comme si tu confessais un crime inavouable : «
Parce que j'ai peur du feu. » Écrasant de mépris, il te lance un regard se passant de tout commentaire et tu te recroquevilles. Vingt-cinq ans et t'es même pas foutu de lui tenir la tête. Du moins pas cette fois. Il t'arrive d'avoir des sursauts de combativité mais le plus souvent tu t'écrases devant lui, il est une des rares personnes devant lequel tu n'arrives pas à garder au moins l'air digne. Alors qu'il regarde ailleurs, tu te saisis d'un de ses grands T-Shirts qui traîne sur le sol - tu es très bordélique et tu ne rangés jamais rien, que ce soient ses affaires ou les tiennes - et l'enfiles en vitesse. Tu te lèves et marches vers lui lentement. Tu aimes la sensation de la moquette sous tes pieds nus. Il glisse son revolver dans sa ceinture et alors qu'il va partir et qu'il se saisit de sa casquette, il daigne se retourner vers toi pour t'embrasser sur le front. Il claque la porte et s'en va, te laissant seule. Tu te frottes les bras, désemparée mais déjà pour te sortir de tes pensées tu sens Darwin passe entre tes pieds, avide de nourriture. Tu te baisses pour attraper le rat entre tes mains fines et te diriges vers la cuisine.