Le Monde dans lequel tu vis est sombre, pauvre. La seule chose qui y règne plus que la pauvreté est le taux de criminalité... Nombre des enfants que tu vois passer, avec qui il arrive que tu t’amuses, n’ont que la peau sur les os. Par le passé, il était fréquent que tu entendes ta mère raconter à ses amies, d’une voix désespérée :

« Les taxes ont encore une fois augmentées. J’ai à peine de quoi nourrir mes trois enfants… Il ne faut pas se laisser faire par l’Etat. Mais quoi faire ? »

Néanmoins, les choses restaient telles qu’elles étaient, et malgré le manque d’argent, tu n’avais jamais manqué de rien. Et surtout pas d’amour. Tu n’as jamais connu ton père, bien trop absorbé qu’il est à vous éviter, Carter et toi. Mais qui est donc Carter, vous demandez-vous sans doute ? Il n’est autre que ton frère jumeau. Enfin, faux jumeau. Il est la personne dont tu sois le plus proche, que tu comprennes le mieux. Bien que vous ne soyez pas de vrais jumeaux, lorsqu’il n’est pas là, un vide se crée en toi. Tu te sens triste lorsque tes prunelles sombres ne peuvent se poser sur son minois où tu reconnais quelques uns de tes traits physiques.

Pourtant, il n’est pas le seul dont tu sois proche. Aaron, ton demi-grand-frère – que tu appelles seulement « grand-frère » étant donné que tu l’as toujours connu – est une personne énormément importante à tes yeux. Il n’est d’ailleurs pas rare que ta mère lui demande de s’occuper de vous & qu’il le fasse sans rechigner, malgré les goûts des deux garçons en matière d’amusement, ne correspondant pas toujours à ceux que tu aimes. Mais vous êtes heureux, quand bien même vous ne croulez pas sous les jouets & les nouveaux vêtements. La vie est parfaite… Jeune, tu ne te rends pas compte de ses imperfections. Tant que ton estomac ne crie pas famine trop souvent, tu estimes que la vie n’est pas si mal. Tu es aimée, choyée, & bien qu’incroyablement têtue et de mauvaise foi, tu arrives à colorer ce monde grâce à tes yeux d’enfants.

Tu ne connais pas ton père mais sa présence ne te manque pas. Les dires de ta mère – lorsque celle-ci prend le temps de cracher sur son nom – ne te confortent que dans l’idée que c’est un salaud qui ne vaut pas la peine d’être connu. Tout ce que tu espères, c’est de ne pas devenir tel que lui, à n’avoir que faire de tes enfants. Mais, même âgée d’une dizaine d’années, tu sais que tu ne pourras pas devenir aussi dénuée de cœur que lui l’est. Carter n’aime pas beaucoup plus votre père, de toute façon. Et puis, il n’a jamais accepté de vous rencontrer lorsque vous étiez enfant. Aucune photo de lui n’habille les murs. Tu n’as d’ailleurs aucune idée de ce à quoi il ressemble.

Mais la vie continue de suivre son cours, paisible et à la fois incroyablement tourmentée. Les jours se succèdent, et les années avec eux. Certains moments sont plus difficiles que d’autres, surtout les fins de mois où l’argent commence à manquer. Une femme seule, surtout aussi mal payée que ta mère, ne peut subvenir aux besoins de trois enfants en bas âge… Alors, vers tes 14 ans, tu commences à travailler au black, pour que de l’argent rentre en plus grande quantité dans votre famille & pour que vous puissiez manger un peu mieux. Cela ne te dérange pas le moins du monde. Gentille, tu n’éprouves aucun souci à aider les gens que tu aimes. Chacun d’entre vous fait des efforts, de toute façon. Tu te montres de plus en plus proche d’Aaron, que tu aimes tout autant que ton jumeau, bien que votre lien soit moins intense. Néanmoins, tu ne comprends pas son addiction aux prières et à Dieu. Pas croyante pour un sou étant donné la vie légèrement miséreuse dans laquelle tu évolues, tu estimes que si Dieu existait, il t’aiderait davantage.


Et ta foi en les entités supérieures flanche encore davantage lorsque tu atteins 16 ans. Un évènement traumatisant dégrade complètement ta vie, te faisant envisager cette dernière avec un regard assombri. Tu te promènes dans la rue, revenant d’un des endroits où tu travailles. Tu serres ton sac à main contre toi. Les faibles rayons de soleil éclairent pour quelques minutes encore les rues de Détroit. Un homme en uniforme s’avance vers toi, posant une main étonnamment grande sur ton épaule. Tu recules. Tu ne sais pas pourquoi mais il ne t’inspire pas confiance. Sa proximité te rebute et tu es à deux doigts de crier.

« Vous allez bien mademoiselle ? Il est dangereux de se promener seule à cette heure tardive vous savez. »

Son regard lubrique te fait déglutir. Sa main descend le long de ton flanc pour s’arrêter sur ta hanche. Tu frissonnes de dégoût & hésites un instant à balancer ton poing entre ses deux yeux… Mais résiste à la tentation. Cela ne ferait qu’empirer les choses. Il t’amène, grâce à sa force masculine, jusqu’à une ruelle étroite & très peu éclairée. Ton cœur s’emballe, tes yeux fouillent chaque recoin de la fine rue à la recherche de quelque chose qui pourrait t’aider. Tu vois déjà la scène se dérouler dans ton esprit. Bafouée, souillée, entre la vie & la mort, attendant désespérément que quelqu’un trouve ta dépouille inerte & couverte de ton propre sang. Les pires scénarios se créent devant tes yeux, tant tu es effrayée par ce qu’il dégage.

Peu choquer. Vous êtes avertis:

Assise sur l’asphalte froide, tu es mitigée. Lorsque tu tentes de te remettre debout, ta tentative est vaine tant la douleur te cloue au sol. Mais que faire ? Tu ne peux décemment appeler ton frère aîné pour qu’il vienne te chercher. Ni ton jumeau. La honte te vrille l’estomac. Tu sais qu’ils ne te jugeraient pas… Mais la pitié se lirait dans leurs prunelles noisette. Tu le supporterais d’y voir un tel sentiment dégradant. Alors tu prends ton courage à deux mains & t’aide du mur pour te lever et avancer, très doucement, pour rentrer chez toi. Il est tard, la lune éclaire déjà les rues de ses halos argentés. Tu ne devrais pas être encore dehors à cette heure tardive, mais il n’y a pas un chat dehors. Tu te dépêches comme tu le peux & rentre enfin chez toi, où tu vas t’écraser dans ton lit. Une fois pelotonnée sur le matelas, tu te laisses aller à la peine qui vide totalement ton cœur, pleurant à chaudes larmes.

[...]

[U.C]